Saviez-vous que dix milions de composés chimiques ont été créés au cours du XXe siècle, parmi lesquels 150 000 ont reçu des applications commerciales ? Ce déferlement de molécules trouve aujourd'hui son acmé dans l'existence de polluants éternels (PFAS) disséminés dans les moindres recoins de la planète et responsables de nombreuses maladies. Une vaste enquête internationale vient de mettre à jour les lieux où se concentre cette pollution en Europe. Faire l'histoire de la chimie industrielle conduit à ce constat glaçant : l'innovation technologique n’a fait que substituer des poisons les uns aux autres.
27 mars 2023
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Avec dix-sept autres médias européens, au sein de l’enquête internationale « Forever Project Pollution1 », le quotidien Le Monde a publié le 23 février 2023 la carte de la pollution de l’Europe par les per- et polyfluoroalkylées (PFAS) 2. Pour qui veut savoir, les PFAS sont connus depuis longtemps. Cette famille de substances d’origine anthropique comprend plus de 4000 molécules différentes et est originellement issue de la synthèse du polytétrafluoroéthylène (PTFE) en 1938, que l’entreprise chimique étasunienne DuPont de Nemours a commercialisé en 1949 sous le nom de Téflon pour les revêtements antiadhésifs des poêles de cuisine, et dont le film Dark Waters (Walter Salles, 2019) a retracé la toxicité et les affres d’un avocat lanceur d’alerte face aux lobbys industriels et aux pouvoirs publics.
Il faut dire que la Food and Drug Administration, l’organisme de régulation des substances chimiques étasunien, avait approuvé ces produits de synthèse en 1962. Comme pour l’amiante, les PFAS offrent, outre des sources de profits pour les producteurs, des qualités indéniables qui ont rejeté à l’arrière-plan des préoccupations les impacts pour la santé publique et l’altération des milieux. Résistants à l’eau et aux graisses, les PFAS sont également de puissants retardateurs de flammes, raisons pour lesquelles ils sont aujourd’hui ajoutés dans une quantité infinie d’objets et de substances (meubles, vêtements, ustensiles culinaires, peintures, mousses anti-incendie, emballages, gaines électriques, prothèses, etc.).
Les PFAS peuvent entraîner des problèmes vasculaires, des lésions hépatiques, des cancers, des maladies thyroïdiennes ; ce sont des perturbateurs endocriniens et ils diminuent la réponse immunitaire à la vaccination. Leur usage massif a entraîné une dissémination généralisée, au point qu’il n’existe plus aucun corps ni aucun milieu de la planète qui y échappe, y compris dans les zones inhabitées, ces molécules persistantes étant véhiculées par l’eau et le vent. C’est un empoisonnement universel dont le journaliste Fabrice Nicolino a déjà retracé les principaux éléments pour le grand public il y a dix ans3.
Qu’apporte donc cette cartographie au grand public ? Est-il possible de localiser les milieux contaminés, étant donné que la dissémination est universelle ? La cartographie peut-elle devenir un support pour l’action, militante ou publique ? La collecte, collaborative et étendue sur plusieurs années, est fondée sur une méthodologie scientifique employée pour cartographier les PFAS aux États-Unis. Inédite, elle révèle l’ampleur du problème en précisant notamment les sites les plus pollués – car bien qu’universelle, la contamination est plus ou moins forte selon les zones. Cette cartographie européenne localise la vingtaine d’usines de production de PFAS et plus de 200 établissements qui les emploient pour des fabrications diverses ; toutes sont des sources d’émission à forte concentration, que ce soit par les rejets dans l’air ou dans l’eau. Par ailleurs, au moins 17 000 sites européens sont positivement contaminés, un diagnostic effectué après des mesures de concentration des PFAS dans l’eau et les sols. Enfin, plus de 21 000 sites sont présumés l’être, par la nature des opérations qui y ont été faites, mais qui n’ont pas fait l’objet de mesures. Bien sûr, la carte n’indique pas l’ubiquité des pollutions diffuses à faible dose que l’on retrouve partout. Les enquêteurs précisent que les données recueillies sont un minimum, fondées sur des mesures ou des observations réelles, mais que de multiples autres sites pourraient être concernés : il suffirait d’y pointer le regard et des instruments de mesure.
Au moins 17 000 sites européens sont positivement contaminés (eau et sols), plus de 21 000 sites sont présumés l’être. Thomas Le Roux
Pour des questions de santé publique et d’information, il est toujours utile de cartographier les sites à risque ; utile mais sensible, dans la mesure où la révélation de points noirs a des conséquences sur le prix du foncier, la recherche des responsabilités, l’urgence de mesures d’assainissement à réaliser et à financer. À ce titre, les chercheurs, lanceurs d’alerte, journalistes, ou militants qui ont tenté de rendre public des données que les industriels ou les pouvoirs publics en charge des régulations sont rétifs à divulguer se sont souvent heurtés au dénigrement ou à l’obstruction. C’est ainsi le cas de Frédéric Ogé, chercheur au CNRS, qui a brisé le tabou des sols pollués en France au début des années 2000, après une enquête réalisée par le ministère de l’Environnement en 1998 qui était restée secrète4. De nos jours, les autorités donnent accès à certaines données publiques collectées. En Suisse et en Belgique, l’analyse de la contamination du sol est même obligatoire pour tout acte de vente du foncier, et il y existe des cadastres des sols pollués5. En France, des inventaires historiques régionaux sont la source de diffusion de données de la Base des anciens sites industriels et activités de service (BASIAS). Depuis 2021, un référencement géographique de ces données par SIG (système d’information géographique) est accessible par le portail Géorisques6. Néanmoins, elles sont incomplètes et leur exhaustivité dépend aussi des pressions et des investigations indépendantes.
À l’heure où l’Europe réfléchit à une refonte de la réglementation et de la surveillance des PFAS, pouvant mener à leur interdiction7, l’enquête internationale des journalistes tombe à pic. Sera-t-elle suffisante pour engager une action publique énergique et définitive ? L’histoire apporte quelques éléments de réponse, en mettant en perspective la généalogie des produits de synthèse tout comme la lutte contre les pollutions au regard de l’évolution et des trajectoires industrielles de nos sociétés.
Les sociétés anciennes recourraient souvent, sans tabou, au principe de l’interdiction, même quand il n’existait pas de substituts. Thomas Le Roux
Éternels pour le futur, les PFAS ne le sont pas dans le passé : ils ont une date de naissance. Si cette famille de composés synthétiques apparaît en 1938, elle est issue d’une lignée de molécules chimiques créées par l’homme au XXe siècle. Jusqu’alors, toutes les molécules manipulées par les sociétés humaines sont d’origine naturelle. « Naturel » ne signifie pas forcément compatible avec la vie : certaines d’entre elles sont évidemment nocives, comme les métaux lourds (cadmium, plomb, mercure, arsenic, etc.), et depuis Paracelse, médecin et alchimiste du XVIe siècle, pour l’administration de ces substances, ou leur contact, c’est la dose qui fait le poison. En dépit de cette maxime, menant au principe de seuils d’acceptabilité, les sociétés anciennes recourraient souvent, sans tabou, au principe de l’interdiction, même quand il n’existait pas de substituts. Ces principes fermes, dont l’application était dans les mains d’une police des nuisances particulièrement sévère, découlaient de la nécessité d’assurer la survie de communautés humaines particulièrement vulnérables et ne disposant pas d’autres moyens de subvenir à leurs besoins que par un approvisionnement local, en eau, aliments et matières : d’où l’absolue obligation de préserver à l’échelle locale les conditions propres à la perpétuation de la vie, c’est-à-dire la non altération des milieux.
Tout change au XIXe siècle. Non seulement la mise en marché d’un grand nombre de produits et la concurrence internationale aboutissent, sous la pression des industriels, au moins-disant environnemental et à des niveaux de pollutions inenvisageables précédemment – c’est alors une véritable acculturation aux nuisances qui s’opère8 –, mais la révolution des transports permet alors de s’approvisionner hors des milieux locaux – ce qui permet de rendre tolérable les pollutions de proximité –, tandis que l’innovation technique et la révolution chimique donnent naissance à des molécules nouvelles et artificielles, certaines étant incompatibles avec les formes de vie existant sur Terre9.
En 1828, s’opère ce qui est considéré comme un tournant historique : l’Allemand Friedrich Wöhler parvient, à partir d’urine, à la création d’urée de synthèse, utilisée pour les engrais. Puis, les recherches du chimiste français Marcellin Berthelot concourent au développement de la chimie de synthèse : de 1850 à 1865, il reconstitue le méthane, le méthanol ou le benzène à partir de leurs éléments, avant de publier en 1860 l’une des bibles de la nouvelle discipline, La chimie organique fondée sur la synthèse. La seconde moitié du siècle voit la floraison des traités de chimie, des chaires d’enseignement et des laboratoires.
Il faut dire que la chimie du charbon, matériau roi du XXe siècle, a associé la science, les intérêts industriels et commerciaux et les politiques étatiques dans l’avènement d’un secteur stratégique, la carbochimie, à la base de la plupart des produits de synthèse10. Ce contexte explique l’extraordinaire développement de la chimie industrielle, notamment du charbon, ce minerai ayant des compositions variées et un potentiel valorisable, et en premier lieu dans le secteur de la teinturerie11. Le premier colorant de synthèse – la mauvéine – est fabriqué dans les années 1850 par l’action de l’acide sulfurique sur l’aniline tirée du goudron de houille. Ce qui entraîne très vite une pollution du Rhin à grande échelle dès 1863, le long duquel la nouvelle et très puissante chimie industrielle allemande (Bayer, Hoechst, BASF) s’est implantée ; en 1875, ses rives accueillent plus de 500 usines, aucun autre fleuve dans le monde n’a jusqu’alors été colonisé à une telle échelle par l’industrie chimique12. La gamme des produits synthétiques s’étoffe alors : nitrocellulose (1846), benzène (1868), celluloïd (1870), caoutchouc (1909), ou encore l’azote (procédé Haber-Bosch, 1909-1913), qui ouvre la voie aux engrais chimiques industriels13. Dans les années 1900, les États-Unis prennent le leadership de la chimie industrielle de synthèse, avec DuPont de Nemours, fondé en 1802 pour l’industrie des explosifs, qui s’oriente vers la chimie industrielle, Dow Chemical (1889) et Monsanto (1901) 14.
Les deux guerres mondiales sont des accélérateurs de la chimie industrielle étasunienne, qui s’impose sur les marchés internationaux après 1945. En quelques décennies, des dizaines de milliers de substances sont mises sur le marché, pour des produits parfois très populaires, comme le nylon ou le Téflon, et envahissent le quotidien des populations, sans évaluation préalable de leur dangerosité ni véritable contrôle de l’administration15.
Après 1945, en quelques décennies, des dizaines de milliers de substances sont mises sur le marché, sans évaluation préalable de leur dangerosité ni véritable contrôle de l’administration.Thomas Le Roux
Avec la pétrochimie, ce sont de toutes nouvelles molécules qui apparaissent. Certaines sont particulièrement célèbres pour leur nocivité. C’est ainsi le cas du dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT), substance synthétisée dès les années 1870 mais restée simple exploit de laboratoire avant que le Suisse Paul Hermann Müller ne découvre en 1939 son efficacité comme insecticide (il reçoit le prix Nobel de médecine en 1948 pour cette découverte !) ; il est alors massivement employé dans l’agriculture avant son interdiction après 1972 dans les pays de l’OCDE à cause de sa toxicité16.
La pétrochimie aboutit surtout à la production de monomère et de polymères au fondement de l’industrie des plastiques, aux propriétés jugées miraculeuses. Après la première synthèse d’un polymère issu des hydrocarbures en 1910 (la bakélite, premier plastique), l’entre-deux-guerres connaît une explosion de brevets sur les matières plastiques synthétiques dans l’Allemagne hitlérienne comme aux États-Unis et en URSS. Ainsi se répand le polychlorure de vinyle (PVC), dont l’entreprise allemande IG Farben industrialise la production dès les années 1930, le nylon (DuPont de Nemours), les polyuréthanes (1937, pour les peintures et les vernis) ; le polystyrène (BASF, Dow Chemical), le plexiglas (1948), le polypropylène (1954, employé par exemples pour les parechocs et tableaux de bord de voiture). C’est dans cette série qu’est synthétisé en 1938 le polytétrafluoroéthylène, ancêtre des PFAS17.
Le PCB, jugé inoffensif par les producteurs malgré la découverte rapide de ses effets toxiques dès 1937, peut être considéré comme un antécédent semblable aux PFAS pour sa toxicité, sa rémanence et sa régulation. Thomas Le Roux
Quant au polychlorobiphényle (PCB), assimilé aux plastiques, jugé inoffensif par les producteurs malgré la découverte rapide de ses effets toxiques, dès 1937, il est synthétisé et utilisé pour ses propriétés diélectriques et sa conduction thermique comme isolant électrique dans les transformateurs, mais aussi dans les condensateurs, les fluides hydrauliques, les peintures, les adhésifs, etc. Il peut être considéré comme un antécédent semblable aux PFAS pour sa toxicité, sa rémanence et sa régulation ; Monsanto en devient le principal producteur après 1929, polluant la ville d’Anniston dans l’Alabama, principal site de production. Les PCB sont massivement utilisés jusque dans les années 1980, avant leur interdiction progressive18. Leur concentration particulièrement élevée dans les zones de production provoquent une surmortalité localisée, d’où le nom Cancer Alleys, par exemple le long du fleuve Mississippi aux États-Unis19 – ou à moindre échelle dans le « couloir de la chimie » pétrochimique au sud de Lyon en France. C’est actuellement une zone également très touchée par les PFAS20.
Dix millions de composés chimiques auraient été synthétisés au cours du XXe siècle, parmi lesquels 150 000 ont reçu des applications commerciales21. Même si beaucoup de ces substances de synthèse échappent à une évaluation environnementale sérieuse, nous ne sommes pas dans un monde totalement ignorant des effets néfastes de ces molécules pour la santé humaine et la préservation d’un environnement propice à la vie. Dès le tournant des années 1970, la question des plastiques avait déjà été requalifiée comme un enjeu de santé publique et une source de pollutions rémanentes majeures22. Cela fait aussi près de trente ans, au moins depuis l’ouvrage de Theo Colborn, Our Stolen Future (1996), que l’on connaît leur rôle comme perturbateurs endocriniens et métaboliques, qui touche à des degrés divers les êtres vivants23. Leur dissémination est souvent le résultat de l’encouragement à l’innovation, puis des stratégies entrepreneuriales pour minimiser leurs impacts sanitaires – parfois même le mensonge et la dissimulation, comme cela a été démontré pour la céruse, ou plus récemment pour le tabac ou l’amiante par exemple : une démarche de fabrique du doute ou de production d’ignorance, autrement dit l’agnotologie24.
Un autre obstacle à la suppression des polluants éternels, c’est qu’ils sont considérés comme nécessaires à la vie moderne, qu’ils sont indispensables, et leur interdiction est la plupart du temps conditionnée à la possibilité de produire et commercialiser des substituts – ceci sans mettre en péril la viabilité des entreprises concernées, ou en les indemnisant. Par exemple, dans les années 1970, le DDT est interdit en Europe et aux États-Unis comme pesticide parce que d’autres substances apparaissent : les pyréthrinoïdes, puis l’atrazine (finalement interdite en France en 2002) ou encore les néonicotinoïdes, qui affectent le système nerveux central des insectes (ainsi le Gaucho, produit par Bayer, interdit partiellement en France en 2009), ainsi que des herbicides systémiques (ou « totaux ») dont la substance active est le glyphosate, puis plus récemment encore la famille des fongicides SDHI25.
Finalement, chaque nouvelle génération de produits chimiques apporte son lot d’empoisonnement. Les contaminations, aux effets cumulatifs mal connus en raison de la grande persistance des molécules, tendent à croître : non seulement celles d’hier sont encore largement présentes dans l’environnement, mais de nouvelles continuent d’être mises sur le marché par centaines de milliers, innombrables molécules complexes, aux doses infimes et aux effets incertains, difficiles à repérer mais source d’un « scandale invisible des maladies chroniques26 ».
La course à l’innovation, sous-tendue par une rhétorique du progrès et de la promesse technologique salvatrice, n’a pour le moment fait que substituer des poisons les uns aux autres. Thomas Le Roux
La lutte contre les PFAS (élimination, atténuation de l’exposition, interdiction, etc.) est donc fortement contrainte et enchâssée dans cette histoire qui montre que le monde actuel est littéralement sous l’emprise de ces molécules synthétiques, ne serait-ce que par leur accumulation dans les milieux, sans réelle solution pour les détruire, les liaisons entre les atomes de carbone et de fluor ne pouvant être détruites que si on les chauffe à plus de 1200 dégrés. Par ailleurs, et c’est une récurrence de l’histoire, la course à l’innovation, sous-tendue par une rhétorique du progrès et de la promesse technologique salvatrice, n’a pour le moment fait que substituer des poisons les uns aux autres, dans un cadre aux frontières précises : il s’agit surtout de ne pas édicter de régulations contraires à l’intérêt économique des firmes ou à la compétitivité des nations, sous l’argument de la création d’emplois et de valeur-ajoutée. Un paradigme mortifère qui empêche d’appliquer le principe de précaution et qui ralentit l’interdiction rapide des produits nocifs.
Cette récurrence de l’histoire n’est pourtant pas une fatalité, car ce paradigme n’est pas anthropologique, il est politique, économique et social, l’histoire montrant que les sociétés préindustrielles se donnaient les moyens de bannir les agents destructeurs de l’environnement et des corps. L’action publique étant le fruit de décisions et de rapports de forces, et d’un arbitrage entre des intérêts divergents, et la connaissance étant un élément de l’équation, cette enquête qui se double d’une figuration cartographique précise contribuera, sans nul doute, à faire bouger les lignes. De même, l’action militante peut s’en saisir pour informer, alerter et agir sur des sites maintenant bien identifiés.
Voir la présentation de l’enquête[↟]
Source: https://www.terrestres.org/2023/03/27/les-polluants-eternels-ne-sont-pas-intemporels/