Notre chroniqueur des livres replonge dans la pensée d’André Gorz, « adversaire irréductible du productivisme » et de Jacques Ellul, pour qui « le bluff technologique fait de nous des automates obéissants ». Bref, des visionnaires.
Dans une interview à Télérama publiée au cours de l’été, le philosophe Edgar Morin déplorait que ceux qui incarnent aujourd’hui l’écologie politique « ne se sont jamais inspirés des œuvres des auteurs qui se sont emparés de la question écologique à partir des années 1960 ». Et de citer ces précurseurs : « Serge Moscovici, André Gorz, René Dumont, ou moi [Edgar Morin]. »
Au vu de son grand âge, on pardonnera au penseur de la complexité de se citer lui-même. Et on le félicitera de rappeler le rôle d’André Gorz, disparu il y a une dizaine d’années. Penseur inclassable, proche de Jean-Paul Sartre, existentialiste à ses heures, marxiste singulier, Gorz (de son vrai nom Gérard Horst) a beaucoup écrit sur « la fin du travail » que ce soit comme essayiste, « directeur politique » de la revue Les Temps modernes, ou journaliste d’abord à L’Express, puis au Nouvel Observateur (hebdomadaire qu’il a cofondé).
Pour Gorz, la crise économique des années 70 et l’envolée du chômage née dans son sillage n’était pas conjoncturelle. À ses yeux, c’était une erreur de parler de « crise », c’est-à-dire d’un dérèglement temporaire. Elle annonçait, selon lui, la mise en place d’un nouveau système où le travail tel qu’on le connaissait jusqu’ici serait aboli. C’est dans ce sens qu’il pronostiquait « la fin du travail ». L’expression lui fut reprochée par ses amis politiques de gauche lorsque fut publié dans les années 80 Adieux au prolétariat (Éd Galilée).
Il y avait un quiproquo sur le sens des mots. En réalité, ce que Gorz voulait signifier c’était la mort de la notion de « travail salarié à plein temps », ce qui fit de lui par la suite l’avocat infatigable du « partage du travail » et le chantre de relations sociales nouvelles. Quarante ans avant l’ubérisation de l’économie, ça n’était pas mal vu.
Il est l’un des premiers à avancer l’idée d’une allocation universelle d’un revenu d’existence
Mais on doit bien plus à cet intellectuel français autodidacte d’origine autrichienne, en particulier d’avoir été l’un des précurseurs de l’écologie politique qu’il a théorisée à partir d’une critique farouche du capitalisme et, au-delà, de la technique et de la société technicienne. Dans Penser l’avenir, le long entretien accordé à François Noudelmann deux ans avant sa disparition (et partiellement diffusé à l’époque par France Culture), on suit pas à pas les linéaments d’une pensée féconde. Au soir de sa vie, André Gorz est un adversaire irréductible du productivisme. Au capitalisme dont les lois obéissent à la seule rationalité du capital, il oppose des objectifs écologiques et sociaux. Il est l’un des premiers à avancer l’idée d’une allocation universelle d’un revenu d’existence, rappelle Noudelmann. Relisons donc André Gorz !
Penser l’avenir — Entretien avec François Noudelmann, André Gorz, Éd. La Découverte, mai 2019, 116 p., 10 euros.
La pensée de Jacques Ellul : une boussole pour tenir le cap en ce XXIe siècle
Revenons à Edgar Morin. Dans sa liste des premiers penseurs de l’écologie, comment a-t-il pu oublier un homme de la trempe de Jacques Ellul ? Il y a là une injustice flagrante pour qui a lu le remarquable opus que vient de consacrer à celui-ci Patrick Chastenet, le directeur des Cahiers Jacques Ellul.
À dire vrai, le déni d’Edgar Morin est partagé. Jacques Ellul, l’universitaire bordelais disparu en 1994, est davantage connu outre-Atlantique, où des cours lui sont consacrés, que dans son pays natal. Sa foi protestante qu’il portait en bandoulière n’y est sans doute pas étrangère. Mais quel dommage, tant sa pensée est actuelle et pourrait servir de boussole pour tenir le cap en ce XXIe siècle incertain. Que l’on s’interroge sur l’intelligence artificielle, sur les outils scientifiques supposés vaincre le réchauffement climatique, sur l’émergence des réseaux sociaux, les OGM, l’omniprésence des plastiques ou le bilan de la société numérique… « On retrouve un questionnement déjà au cœur de toute [la] réflexion [d’Ellul] », fait observer Chastenet.
Pour Ellul, le progrès technique est au cœur de l’évolution des sociétés contemporaines. Il en est le moteur et le carburant bien plus que le capital ou le travail privilégiés par Karl Marx. Condamner le progrès technique est stupide tout autant que s’agenouiller devant lui comme le font les dévots. Car il a une double face, des effets positifs et des conséquences négatives, celles-ci souvent imprévisibles et irréversibles. Il convient de faire preuve de prudence et de circonspection avant de porter un jugement. La tâche est d’autant plus difficile, selon Ellul, que la société tout entière est phagocytée par la technique et son clergé. « Pour Ellul, note Chastenet, le bluff technologique fait de nous des automates obéissants. Que signifie cette expression sous sa plume ? Il appelle « bluff » ce discours séducteur justifiant l’expansion illimitée de l’empire technicien et qui nous plonge, avec notre consentement, dans un univers de diversion et d’illusion (…) Le génie technicien est d’avoir suscité une adhésion de fond de tout le corps social à l’éthique technicienne en produisant une rassurante banalité. »
Dans un tel contexte, quel rôle pour le politique ? C’est un astre mort, analyse Ellul. Il continue à fasciner mais ne détient pas le pouvoir. Celui-ci est entre les mains de l’État bureaucrate tout acquis à la technique. Ils ont partie liée. Dès lors, prêcher la révolution n’a plus grand sens. Le concept même a été digéré, récupéré par la société technicienne.
À sa façon Ellul est un combattant. Son constat est rude mais il ne baisse pas les bras. Il croit à l’espérance, à la liberté et prône la décroissance avant l’heure. Lui, l’universitaire qui enseigne à Sciences Po. Bordeaux, milite contre la construction de barrages hydroélectriques, manifeste contre le programme de construction de centrales nucléaires, ferraille contre les bétonneurs qui prétendent « aménager » la côte Atlantique, dénonce l’exode rural fils de la mécanisation de l’agriculture. Il n’est pas contre la croissance mais entend la limiter. C’est un écologiste radical, mais pas un extrémiste. Il rêve de citoyens prenant localement leur destin en mains, de sobriété volontaire avant l’heure.
« Penser global, agir local » : Jacques Ellul n’est pas le père de cette formule fameuse énoncée en 1977 par René Dubos. Mais elle colle parfaitement à la pensée du penseur écologique que fut Ellul. Même si Edgar Morin ne s’en souvient pas.
Introduction à Jacques Ellul, de Patrick Chastenet, Éd. La Découverte, août 2019, 123 p., 10 euros.
Source : Jean-Pierre Tuquoi pour Reporterre
Photos :
. chapô : Jacques Ellul. Jan van Boeckel, ReRun Productions. Wikipedia
Source : https://reporterre.net/Ellul-et-Gorz-visionnaires-technocritiques-et-anticapitalistes