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27 avril 2023 4 27 /04 /avril /2023 11:27

 

 

 

Par Hortense Chauvin

8 avril 2023 à 08h48 Mis à jour le 12 avril 2023 à 09h30

Les traumatisés de Sainte-Soline

15 jours après la manifestation à Sainte-Soline, de nombreux manifestants gardent des séquelles de la répression policière. Des « traumatisés » qui souffrent de blessures physiques mais aussi psychologiques.

En apparence, c’est un tableur Excel tout ce qu’il y a de plus banal. 150 cases, fond blanc, police d’écriture noire. Il s’agit du « recensement » – non exhaustif, précisent ses auteurs – des blessures constatées par des soignants sur les manifestants de Sainte-Soline. Il a été publié le 31 mars par Les Soulèvements de la Terre. Il dessine un effroyable tableau, empli de douleurs vives aux conséquences durables. Deux urgences vitales, deux nez « délabrés », un œil meurtri par des morceaux de verre, une plaie aux testicules, des dizaines d’éclats de grenades, une pelletée de blessures « profondes », parfois nécrosées, pouvant atteindre la « taille d’un œuf »… Ainsi que de l’anxiété, de la panique, des sensations de « dissociation ». Autant de troubles qui continuent, deux semaines après les faits, d’affecter un grand nombre de militants.

Sur le plan physique, d’abord. Nombreux sont ceux à porter les stigmates de la répression policière. Le pronostic vital de Serge, un manifestant touché à la tête par une grenade, est encore aujourd’hui engagé. Victime d’un tir de LBD à la gorge, Mickaël, la trentaine, a quant à lui dû être plongé dans le coma pendant plus d’une semaine, et subir une importante opération du cerveau. Il s’est depuis réveillé.

Lire aussi : Médecin à Sainte-Soline, je témoigne de la répression

À ces deux cas très médiatisés s’ajoutent des dizaines d’autres. Médecin généraliste venue manifester à Sainte-Soline, Perle raconte avoir eu l’impression de se trouver « dans une zone de guerre ». Après avoir pris en charge Mickaël, la jeune femme s’est retrouvée sur un chemin où se trouvaient de nombreux blessés. « Tout le monde hurlait. Il y avait plusieurs personnes avec le visage en sang, des gens à terre, sous des couvertures de survie, qui pleuraient, à moitié conscients... » Les organes de certains ont été, selon ses observations, durablement endommagés. « Quand on ouvrait l’œil d’un d’entre eux, on voyait juste un globe [oculaire] rouge. Dans ce type de cas, le pronostic fonctionnel est engagé. »

Cauchemars, souvenirs traumatiques qui tournent en boucle... Certaines personnes présentes à Sainte-Soline se disent traumatisées. © Les Soulèvements de la Terre Lundi 3 avril, deux plaintes ont été déposées par des manifestants. Le premier, un homme né en 1990, souffre d’un « traumatisme du pied gauche avec fracas osseux », probablement dû à une grenade. La deuxième, une jeune femme de 20 ans, d’un « polytraumatisme facial très important » (sa mâchoire ayant été arrachée) et de blessures aux jambes. « Je suis la plupart du temps allongé chez moi » Quoiqu’ayant écopé de blessures moins graves, certaines personnes présentes à Sainte-Soline ont également vu leurs vies chamboulées. Reporter indépendant, Adrien Adcazz a été atteint par une grenade alors qu’il filmait les affrontements. Deux se

Cauchemars, souvenirs traumatiques qui tournent en boucle... Certaines personnes présentes à Sainte-Soline se disent traumatisées. © Les Soulèvements de la Terre Lundi 3 avril, deux plaintes ont été déposées par des manifestants. Le premier, un homme né en 1990, souffre d’un « traumatisme du pied gauche avec fracas osseux », probablement dû à une grenade. La deuxième, une jeune femme de 20 ans, d’un « polytraumatisme facial très important » (sa mâchoire ayant été arrachée) et de blessures aux jambes. « Je suis la plupart du temps allongé chez moi » Quoiqu’ayant écopé de blessures moins graves, certaines personnes présentes à Sainte-Soline ont également vu leurs vies chamboulées. Reporter indépendant, Adrien Adcazz a été atteint par une grenade alors qu’il filmait les affrontements. Deux se

Lundi 3 avril, deux plaintes ont été déposées par des manifestants. Le premier, un homme né en 1990, souffre d’un « traumatisme du pied gauche avec fracas osseux », probablement dû à une grenade. La deuxième, une jeune femme de 20 ans, d’un « polytraumatisme facial très important » (sa mâchoire ayant été arrachée) et de blessures aux jambes.

« Je suis la plupart du temps allongé chez moi »

Quoiqu’ayant écopé de blessures moins graves, certaines personnes présentes à Sainte-Soline ont également vu leurs vies chamboulées. Reporter indépendant, Adrien Adcazz a été atteint par une grenade alors qu’il filmait les affrontements. Deux semaines plus tard, il ne peut toujours pas marcher sans béquilles, et enchaîne les antidouleurs. « J’ai deux mois d’arrêt sans pouvoir rien faire. » Sa perte de salaire, précise-t-il, n’est pas entièrement prise en charge par la Sécurité sociale. « Forcément, ça va avoir des conséquences financières. »

Kévin [*], un militant qui précise « assumer une forme de conflictualité » avec les forces de police, a pour sa part reçu un éclat de grenade « de la taille d’une balle de tennis coupée en deux ». Incrusté profondément dans la chair de sa cuisse, l’éclat a dû être retiré à l’hôpital. Il en garde des séquelles : « J’ai passé la semaine dernière avec des béquilles. Aujourd’hui, j’ai encore des points de suture. Je ne marche plus avec des béquilles, mais je suis la plupart du temps allongé chez moi. »

Cet éclat de grenade s’est enfoncé profondément dans la cuisse de ce militant, et a dû être retiré à l’hôpital

Cet éclat de grenade s’est enfoncé profondément dans la cuisse de ce militant, et a dû être retiré à l’hôpital

À cela se greffent les balafres invisibles. Les cauchemars, les questionnements, les souvenirs traumatiques qui tournent en boucle dans l’esprit de certains et continuent, plusieurs jours après les faits, de raviner leurs esprits. Militante et psychologue clinicienne, Ambre [*] faisait partie de la cellule de soutien psychologique mise en place par les organisateurs en amont de la manifestation. Le petit groupe, au départ axé sur la prévention, s’est rapidement fait déborder par l’afflux de personnes sollicitant leur aide, « très choquées », voire paniquées, par les blessures qu’elles avaient vu. « Personne n’avait imaginé une répression aussi massive. Beaucoup se sont sentis pris au piège, avec l’impression qu’on avait essayé de les tuer. »

 

« Beaucoup de gens ont des flashback des images de blessés »

Dans les premiers jours qui ont suivi la manifestation, les organisateurs ont reçu « entre 30 et 50 » appels de personnes en « détresse psychologique urgente ». « Les numéros ont été saturés », raconte Ambre. Une adresse mel a depuis été créée. Une cinquantaine de demandes d’écoute ont déjà été reçues.

« Beaucoup de gens ont des flashback des images de blessés. Ils revivent leur expérience parce qu’ils la voient comme un non-sens complet », observe-t-elle. « Le dispositif répressif pensé pour semer la panique, les armes de guerre utilisées par les forces de l’ordre et l’ampleur des blessures constatées sur place », poursuit-elle, ont été difficiles à vivre pour l’ensemble des manifestants, pour qui l’effet de surprise a été « total ». La psychologue clinicienne dit s’attendre « à une vague de stressés post-traumatiques ». « On en a en tout cas toutes les conditions. »

Porte-parole de la Confédération paysanne Île-de-France, Gaspard Manesse confie avoir vécu, avec ses camarades, « une semaine post-traumatique » après la manifestation. « On était tous très brassés. Le lundi matin, personne n’arrivait à bosser. Certains avaient des montées intempestives de larmes, on était tous fourrés à regarder les informations de la presse et des réseaux sociaux. » Appelé à s’occuper pendant un moment de Serge, l’une des personnes grièvement blessées, il explique avoir été « très remué » : « J’ai été infirmier à un moment, j’ai déjà un peu d’expérience. Mais ce n’est pas la même chose quand quelqu’un a une crise cardiaque, et quand quelqu’un est blessé à cause d’une grenade canardée suite à une décision du ministère de l’Intérieur. »

« Ce qui m’a perturbée émotionnellement, c’est d’être impuissante »

Même constat pour Perle, qui se dit également « marquée » par son vécu à Sainte-Soline, malgré son expérience de médecin. « Ce qui est difficile, ce n’est pas de voir des blessés, on en voit tout le temps. Ce qui m’a perturbée émotionnellement, c’est d’être impuissante. De voir cette accumulation de blessés et d’être seule, sans matériel, de ne pas pouvoir les prendre en charge en attendant des secours qui ne viendraient jamais. »

 

« Pas la peine d’euphémiser. Je suis traumatisé »

Les symptômes (et leur gravité) diffèrent en fonction du vécu de chacun. Gaston [*], un « medic » qui s’est senti « entouré par la mort » durant la manifestation, raconte avoir dormi 28 heures en un week-end. Il dit également se sentir plus « parano », comme s’il pouvait « être sujet à la répression pour quelque chose d’anodin ». Océane, qui raconte d’une voix encore chevrotante avoir été « sidérée » par la vision de gens de son âge mutilés, a souffert d’un sommeil haché pendant deux jours. Jeanne [*] sursaute désormais à chaque bruit de pétard. « Le corps est marqué », témoigne-t-elle.

« Personne n’en sort indemne, estime Mathieu, 49 ans. Même ceux qui sont habitués ont bien senti que ce n’était pas normal. » Dans un texte très partagé sur les réseaux sociaux, écrit à son retour des Deux-Sèvres, le presque-quinqua confie être « traumatisé » par ce qu’il y a vécu. « Pas la peine d’euphémiser, de tourner autour du pot, écrit-il. Je suis traumatisé. Par ces deux heures. Était-ce une ? Trois ? Je ne sais pas. Le temps s’est fracturé, disloqué, étendu, rétréci. Impossible de savoir. Pendant tout ce temps où j’étais à Sainte-Soline, j’étais en enfer. »

Dans le café parisien où nous le rencontrons, dix jours plus tard, il tangue, frissonne, jusqu’à chavirer, parfois, à l’évocation de ses souvenirs les plus douloureux : le clignotement rouge d’une grenade assourdissante, le bruit des explosions, la découverte, dans la boue, d’une compresse imbibée de sang. L’après-midi, dit-il, lui a donné l’impression d’être « à Waterloo, ou en 1914 dans la Marne ». Comme beaucoup d’autres manifestants, il explique avoir été particulièrement ébranlé par le contraste entre ce qu’il était venu chercher à Sainte-Soline – de la solidarité, la joie de défendre ensemble un autre mode de vie – et la violence à laquelle il a été confronté.

« J’ai eu l’impression d’être dans un couloir, et qu’Alien arrivait pour me bouffer. L’effroi, est-ce que c’est assez fort ? C’était de la terreur. » À plusieurs reprises au cours de la conversation, ses yeux verts s’inondent. Son imposante carrure semble se craqueler. « Ce que j’ai ressenti, souffle-t-il, c’est l’insécurité absolue. Que j’allais crever parce que j’étais venu marcher autour d’un trou. »

En deux heures à Sainte-Soline, les autorités ont tiré un tiers des grenades GLI-F4 ou GM2L lancées au cours de la révolte des Gilets jaunes. © Les Soulèvements de la Terre

En deux heures à Sainte-Soline, les autorités ont tiré un tiers des grenades GLI-F4 ou GM2L lancées au cours de la révolte des Gilets jaunes. © Les Soulèvements de la Terre

Même s’il affirme bien dormir, cette expérience douloureuse se rappelle fréquemment à lui dans sa vie quotidienne. À un rassemblement contre les violences policières, jeudi 30 mars, il raconte s’être « liquéfié » en entendant un pétard sauter. Lorsqu’un inconnu lui a demandé, quelques jours plus tard, de « quitter la propriété privée » où il s’était assis par erreur, il a senti monter en lui une colère qu’il ne connaissait pas. « Je me retrouve dans des territoires émotionnels nouveaux, confie-t-il. Tous mes vases sont à ras bord. Tu me mets une micropipette, je déborde. » Moins à l’aise avec la foule, il a renoncé, au moins temporairement, à aller manifester contre la réforme des retraites. « Ça me remue trop. » Il a entamé une thérapie psychologique dite EMDR, pour se libérer de ces troubles.

« Sidérer par l’ampleur de la violence déployée, c’est une stratégie du gouvernement pour empêcher toute contestation », analyse Gaspard Manesse. Parviendra-t-elle à éloigner les écologistes des terrains de lutte ? Toutes les personnes interrogées par Reporterre assurent que non. Au contraire. « Ça me renforce politiquement, affirme Jeanne [*]. Je me sens encore plus en désaccord profond avec ce gouvernement. » « On ne peut pas céder à cette terreur, pense Gaspard Manesse. Ce qui doit nous faire tenir, ce sont nos amitiés, nos partages et notre fraternité face à l’horreur et à la destruction. Échanger, inventer, s’organiser, faire preuve d’intelligence collective. Il n’y a que ça qui permette de vivre. »

 

Un protocole a été mis en place pour les personnes ayant besoin de soutien psychologique et émotionnel suite à leur expérience à Sainte-Soline. Si vous pensez en avoir besoin, vous pouvez écrire à psy-slvt@riseup.net, ou appeler le 06 05 77 63 87.

 

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