Un chercheur étasunien révèle le lien étroit entre l’augmentation des cancers pédiatriques et les pollutions chimiques. Face à cette « crise chimique », il appelle à renforcer la réglementation.
Il y a des chiffres qui laissent sans voix, et déclenchent la colère de scientifiques. Pourquoi le problème environnemental n’est-il pas pris à bras-le-corps dans la lutte contre les cancers pédiatriques ? Voilà le débat que soulève le professeur Philip Landrigan, directeur du Global Observatory on Planetary Health au Boston College et chargé de mission au sein du Centre scientifique de Monaco, qui a publié, le 8 juin dernier, une étude sur le lien entre l’augmentation des cancers chez les tout-petits et les pollutions chimiques.
Si la recherche dédiée aux traitements n’a cessé de se développer ces cinquante dernières années, en parallèle, le nombre de cancers pédiatriques a augmenté. Le bilan est sévère : depuis 1976, le taux d’incidence (l’apparition de nouveaux cas sur une période donnée) de la leucémie a progressé de 21 % aux États-Unis. Celle du cancer du cerveau de 45 %, et celle du cancer des testicules de 51 %. À tel point que le cancer est désormais « la première cause de décès chez les enfants américains de moins de 15 ans », y apprend-on. « Trop rapide pour être d’origine génétique », cette augmentation ne peut non plus uniquement être expliquée par un meilleur accès aux soins médicaux, insiste le chercheur auprès de Reporterre.
Au moins 120 produits chimiques dangereux
Pour Philip Landrigan, le constat est sans appel : il faut impérativement se pencher du côté des facteurs externes, autrement dit, environnementaux. Dans son viseur : les produits chimiques manufacturés, des matériaux fabriqués en quantité astronomique depuis les années 1950 et dont « la production mondiale devrait être multipliée par deux d’ici 2030 ».
Leurs conséquences sur la santé ne cessent pourtant d’être documentées depuis de nombreuses années. Parmi les plus toxiques qui polluent l’ensemble de la planète : les biphényles polychlorés (un isolant électrique dont la production est interdite en France), les multiples pesticides, les retardateurs de flammes bromés (utilisés dans les plastiques, les textiles, l’électroménager) ou les phtalates (des plastifiants).
« Nous volons sans radar. »
En s’appuyant sur l’examen méticuleux des données épidémiologiques et toxicologiques publiées sur plus d’un millier de produits chimiques, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), dépendant de l’OMS, a révélé qu’au moins 120 d’entre eux sont la cause directe de cancers. Plus inquiétant encore, « l’exposition dans les 1 000 premiers jours d’une vie est particulièrement dangereuse », martèle Philip Landrigan.
Pourtant, « la plupart de ces substances cancérigènes sont encore autorisées dans le commerce », dénonce le scientifique étasunien qui plaide en faveur d’un changement de paradigme pour lutter contre ce qu’il qualifie de véritable « crise chimique ». En d’autres termes, il existerait des milliers de produits chimiques manufacturés auxquels les enfants sont exposés chaque jour et qui n’ont encore jamais fait l’objet de test de toxicité. « Nous volons sans radar », résume-t-il dans une formule lapidaire.
« Peu ou pas d’évaluation de leurs dangers potentiels »
Auprès de Reporterre, André Cicolella, président de l’association Réseau Environnement Santé, abonde dans le même sens : « Cette étude vient, une fois de plus, certifier ce que l’on sait déjà. Mais la négation du lien entre l’évolution du nombre de cancers et l’environnement reste paradoxale. » Alors que ce lien ne cesse d’être démontré, il estime que ni le gouvernement ni la recherche ne s’y penche suffisamment.
Pour cet ingénieur chimiste et toxicologue, séparer l’analyse des cancers pédiatriques de ceux de l’adulte qui « augmentent respectivement de 1 % par an » représente une profonde « aberration ». « Cette maladie n’est pas uniquement une mutation du fait de l’âge. Elle est le résultat de dix mécanismes qui interagissent entre eux dans lesquels on trouve des substances chimiques, des perturbateurs endocriniens... D’après plusieurs études scientifiques, certains cancers comme celui du sein ou de la prostate démarrent dès la grossesse, et donc comprendre l’évolution des cancers chez les enfants permettra de mieux comprendre celle des adultes », détaille-t-il.
« Il est urgent de casser cette omerta sur les causes environnementales du cancer. »
En guise de frein majeur, Philip Landrigan cite le manque d’argent dédié à cette question de santé publique. L’agence américaine gouvernementale de recherche sur le cancer, le National Cancer Institute, ne dédie qu’environ 1 % de son budget consacré aux cancers pédiatriques à la recherche sur les causes environnementales.
Pour sortir de ce bilan dramatique, il défend l’idée selon laquelle les politiques en matière de produits chimiques doivent désormais être fondées sur le principe de précaution. « L’une des causes de l’augmentation de ces cancers pédiatriques réside dans le fait que dans la plupart des pays, les produits chimiques fabriqués sont présumés inoffensifs jusqu’à ce qu’ils provoquent des maladies ou des dommages environnementaux et sont mis sur le marché avec peu ou pas d’évaluation de leurs dangers potentiels », souligne Philip Landrigan.
Afin d’inverser la tendance, il lance un appel plein d’espoir au monde de la recherche : « Le temps est venu pour les communautés de l’oncologie et de la santé publique de s’unir pour faire face ensemble à l’augmentation de l’incidence du cancer chez l’enfant » et de déployer des programmes de recherches « axés sur la prévention », visant « à découvrir les causes environnementales des tumeurs malignes chez l’enfant ».
Selon les prévisions du Circ, le nombre de nouveaux cas de cancer en France passera en vingt ans de 478 000 à 579 000 (+21 %) et le nombre de décès de 186 000 à 252 000 (+35 %). Pour répondre à cette crise, le président Emmanuel Macron a présenté le 4 février 2021 le quatrième plan cancer. Là aussi, les causes environnementales comme les perturbateurs endocriniens y sont marginalisées au profit du tabac et de l’alcool. « Il est urgent de casser cette omerta sur les causes environnementales du cancer, conclut André Cicolella. Ces seize dernières années, les cancers touchant les 20-39 ans ont augmenté de 39 %. Une progression anormale qui n’est pas prête de s’arrêter.