29 décembre 2020 Par Clément Fayol
En faisant installer au pas de charge les compteurs Linky pour rentabiliser les 5 milliards d’euros investis dans l’installation nationale, la filiale réseau d’EDF n’a pas toujours tenu compte des normes de sécurité et des voix discordantes dénonçant des risques d’incendie. Face aux réponses insuffisantes de sa hiérarchie, un technicien a alerté le parquet de Caen et une enquête préliminaire pour « mise en danger d’autrui » a été ouverte.
Depuis près de cinq ans, Enedis assure que les Linky ne déclenchent pas d’incendie. Une réponse dont la fragilité est pourtant décelable dans les propres documents de sécurité de la compagnie. À chaque incendie, la société qui gère les réseaux électriques du pays exonère avec hâte son compteur nouvelle génération. Mais l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « mise en danger d’autrui » par le parquet de Caen change la donne et oblige la société à faire un véritable état des lieux des risques.
Le sujet est complexe pour qui ne connaît rien aux installations électriques. Il faut se plonger dans les notices internes du groupe pour comprendre la situation. Car si les risques d’incendie sont bien soulignés par des documents de l’entreprise elle-même, Enedis n’a eu de cesse de répéter que ce n’était pas à cause du compteur dernière génération. Un document datant de 2016 d’ERDF, le nom à l’époque de la filiale réseau du groupe, l’affirmait déjà : « Il n’y a pas de risque d’incendie lié aux compteurs Linky. »
Pour expliquer ensuite qu’« aucun problème d’incendie lié à des défauts intrinsèques aux compteurs n’a été observé » et que les incendies sont causés par des mauvais serrages mécaniques des raccordements.
Dans les faits, le compteur nouvelle génération nécessite des caractéristiques techniques précises qui sont loin d’être présentes dans toutes les installations. Et lorsqu’un incendie se déclare, la responsabilité « intrinsèque » du compteur n’est qu’un détail si c’est son installation qui l’a provoqué.
Depuis fin novembre et l’application effective de la loi Elan, les habitations qui datent d’avant 1992, et qui étaient jusqu’ici gérées par les propriétaires et copropriétaires d’un immeuble, sont passées sous concession d’Enedis. C’est ici que le bât blesse. Dans de nombreuses anciennes copropriétés, les structures peuvent être aux normes de sécurité, sans pour autant respecter les conditions de pose d’un Linky.
Pour respecter les conditions nécessaires, il faut des sections de raccordement d’un minimum de 4 mm quand d’autres générations de compteurs, même récentes, étaient adaptées à des capacités inférieures. Un risque souligné par les notices de l’entreprise qui fabrique le Linky. Risque accentué par le contrôle à distance des compteurs, qui permet une augmentation en puissance sans vérifier les risques d’éventuelles surchauffes causées par des structures non adaptées.
Cette situation n’a pas empêché des techniciens d’installer des boîtiers de dernière génération dans des cas inadaptés, augmentant les risques de surchauffe et d’incendie aux dépens des règles de sécurité. « Les conditions de sécurité ne sont absolument pas prises en compte, confie un salarié d’Enedis. Nombre d’intervenants ne sont pas électriciens et donc incapables d’analyser l’état d’une installation électrique, on leur demande de poser le compteur, ils le font. »
Déclaration qui confirme ce qu’avait dénoncé le salarié d’un sous-traitant d’Enedis sur le site Reporterre. Questionnée à ce sujet par Mediapart, la société conteste et assure mener « une politique rigoureuse de sélection et de formation de tous ses partenaires, quelle que soit l’activité concernée : la qualité du geste technique est une priorité de chaque jour. Les partenaires sont tenus aux mêmes niveaux d’exigence que les techniciens d’Enedis : ils répondent ainsi tous à un cahier des charges méticuleux, décrivant précisément le mode opératoire et l’outil dédié. »
Et l’entreprise d’affirmer qu’un protocole est prévu quand les conditions de pose ne sont pas réunies. « Si l’entreprise de pose déclare, au regard de ses habilitations, l’impossibilité de poser le compteur, le protocole est le suivant : le poseur ne remplace pas le compteur et en informe Enedis ; les experts d’Enedis étudient au cas par cas les solutions appropriées à l’installation. Toutes ces interventions n’incombent pas systématiquement à Enedis, il revient aussi au client de maintenir son installation en état. Enedis informe systématiquement le client lorsqu’elle identifie un état de vétusté. » Aucune de ces consignes n’a été appliquée pour les cas identifiés à Caen et soumis à la justice.
Le parquet de Caen est saisi d’une enquête pour « mise en danger d’autrui »
Difficile d’évaluer l’ampleur du phénomène. En 2015, Le Parisien soulignait déjà ce problème de vétusté des colonnes électriques et des risques d’incendie. Le quotidien tablait alors sur 300 000 immeubles concernés et parlait de travaux titanesques qui n’ont jamais été effectués de façon globale : « Car sécuriser la colonne montante d’un immeuble peut en effet coûter pour chaque appartement plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers d’euros. Résultat : le montant global pour rénover ces 300 000 colonnes défectueuses sur tout le territoire risque de s’élever à plusieurs milliards d’euros. »
Cinq années plus tard, combien de milliers de colonnes ont été équipées d’un compteur plus puissant, sans que son installation ne soit précédée de rénovations ? La justice pourrait finir par répondre à cette question.
En juin dernier, un technicien de la compagnie intervenant à Caen a dénoncé auprès du parquet et de la mairie ce qu’il a observé dans son secteur. Nouveau dans l’installation de ces compteurs, il constate lui aussi, lors d’interventions, que des Linky ont été installés sur des structures non adaptées. Sa hiérarchie est alertée jusqu’au plus haut niveau avec des réponses du cabinet de la direction sans que des solutions ne soient apportées.
Et quand il lance des alertes éthiques, on lui répond que son signalement est considéré comme « traité » parce que sa hiérarchie a répondu à ses inquiétudes (lire l’article sur les lanceurs d’alerte). Or aucune consigne ou protocole satisfaisant les normes internes des appareils ne lui a été fourni. Il informe alors le parquet de Caen et la mairie de la situation, le 30 juin 2020 : « Bon nombre de compteurs Linky ont été installés dans Caen, mais aussi à Langrune-sur-Mer, faisant fi des préconisations des fabricants (du Linky) et également aux siennes (Enedis) », écrit-il, nommant plusieurs immeubles de centre-ville concernés. « Avec un compteur Linky, vous pouvez obtenir une augmentation de puissance à distance par téléopération. […] Aujourd’hui, le risque de voir un incendie se déclencher est grand et je ne peux rester les bras croisés », ajoutait-il.
D’après nos informations, confirmées par des sources judiciaires et par le parquet de Caen début novembre, une enquête préliminaire a été confiée au commissariat de Caen pour « mise en danger d’autrui ». Dans une réponse où chaque mot est pesé, l’entreprise ne confirme ni n’infirme : « Enedis n’a pas été sollicité par une autorité judiciaire dans le département du Calvados, en lien avec un sinistre qui serait lié à l’installation d’un compteur Linky. »
Un enjeu financier énorme pour Enedis, et donc pour les contribuables
Si la responsabilité de l’entreprise venait à être établie, c’est sur tout le territoire que des vérifications devraient être effectuées. Il faudrait rénover les structures et démonter les compteurs dans tous les immeubles aux colonnes électriques non adaptées. « En fonction de critères définis sous sa responsabilité et liés à une analyse de risque d’incident et d’impact de celui-ci, Enedis renouvellera à sa charge les colonnes montantes qui représenteraient un risque pour les personnes ou les biens, soit environ 4 000 par an pour 40 millions d’euros d’investissements annuels », assure le service presse. À ce rythme, il faudrait donc soixante-quinze ans pour que les 300 000 colonnes électriques évoquées plus haut soient rénovées.
L’enjeu financier est énorme pour Enedis, et donc pour les contribuables. Déployés à marche forcée depuis fin 2015, 23 millions de ces compteurs avaient été posés début 2020, selon les chiffres officiels. L’objectif des 35 millions de compteurs d’ici fin 2021 puis 39 millions en 2024 est à portée de main. Arriver à cette échéance à temps est un enjeu clé pour la société publique.
Comme l’avait souligné la Cour des comptes en 2018, l’investissement de plus de 5 milliards d’euros pour le déploiement des compteurs connectés est nettement dans l’intérêt d’Enedis, qui a avancé le budget de déploiement et qui ne pourra commencer à se rembourser que lorsque les objectifs auront été atteints. À cette condition, les fruits de l’avance négociée avec la Commission de régulation de l’énergie seront récoltés. « Ce différé constitue donc une avance faite par Enedis, remboursée par les consommateurs à partir de 2021. Le taux d’intérêt de cette avance est de 4,6 % et les intérêts s’élèvent à 785 M€ au total sur la période 2015-2030, soit en moyenne 49 M€ par an », appuyait la Cour des comptes, estimant que l’opération était trop favorable à Enedis et pas assez aux consommateurs.
La Commission de régulation qui a cadré l’accord de déploiement du Linky défendait encore en mars dernier, dans Le Journal officiel, le bilan de cette « régulation incitative ». À ce rythme, fin 2021, 80 % des foyers seront bien équipés d’un compteur nouvelle génération, sans que l’on sache la proportion des structures adaptées. Et, sur ce point, les données récoltées par le compteur ne sont d’aucune utilité.
Jamais de la faute du Linky
Entre le non-respect des normes et des risques imminents d’incendie, il y a un pas que l’on ne saurait franchir avant que la justice ne tranche. Pour autant, depuis des années les associations qui s’opposent au compteur affirment que des dizaines d’incendies ont eu lieu à cause de l’appareil, sans pouvoir le prouver. À y regarder de plus près, plusieurs cas soulevés soulignent aussi l’inadéquation entre le compteur connecté et des systèmes électriques pourtant aux normes.
En février 2019, à Langoiran, en Gironde, un incendie s’est déclenché dans une maison. L’incendie aurait pu être dramatique. « Pendant le petit déjeuner avec mes deux enfants en bas âge, les crépitements ont commencé puis un feu s’est déclenché qui a progressé dans la cuisine. Nous sommes sortis en catastrophe, les pompiers sont intervenus en vingt minutes, quand le feu gagnait l’étage. Si le feu avait pris deux heures plus tôt, pendant la nuit, ç’aurait été dramatique », confie la victime.
Pendant plus d’un an et demi, leur foyer est inhabitable. Élément troublant, seulement deux semaines avant que le feu ne démarre, un technicien était venu installer un compteur connecté flambant neuf. « Celui qui s’est occupé de la pose a juste installé le Linky en me faisant remarquer qu’il fallait que quelqu’un revienne pour changer une pièce qui était sous concession d’Enedis. »
Pour les propriétaires qui n’ont plus de toit, l’urgence est de faire jouer l’assurance. Par crainte de voir la procédure de dédommagement enkystée par une longue procédure judiciaire, ils avaient d’abord bataillé pour obtenir le remboursement des frais. « Nous ne pouvions pas nous lancer dans une procédure judiciaire. » Lorsque l’expertise technique est validée par l’assurance habitation, les propriétaires portent finalement plainte pour « mise en danger d’autrui » en août 2019. Le parquet local estime que le délai est trop long. La plainte est classée sans suite tout en reconnaissant qu’Enedis a « commis une infraction ». Pour le procureur, les suites administratives étaient une réponse suffisante à la responsabilité du groupe.
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Lorsque l’événement a été relaté dans la presse, et notamment par LCI, des éléments de langage que l’on retrouve dans plusieurs incidents de ce type sont servis. L’entreprise répondait alors qu’étant donné que le feu avait été déclenché au niveau du « coupe-circuit » – donc en dehors du compteur Linky –, la responsabilité du décrié boîtier n’était pas engagée. « Une installation électrique est composée de différents matériels : le tableau général basse tension du client, le disjoncteur de branchement, le coupe-circuit du branchement, le compteur électrique. Le coupe-circuit du branchement est un composant relié à l’installation du client. Le coupe-circuit est un élément complètement disjoint du compteur électrique », affirmait Enedis.
Même son de cloche lorsque Mediapart a posé la question : « Dans chacune de ses interventions, le distributeur veille à préserver l’intégrité du branchement, tel qu’il a été conçu initialement. Cette démarche était déjà celle d’Enedis avec les précédentes générations de compteurs – dont près d’un million étaient remplacés chaque année – et reste inchangée avec la pose du compteur Linky. Le remplacement du compteur n’a aucune incidence sur le niveau de la sécurité de l’installation électrique. » Sans répondre à la seule question qui vaille : est-ce que l’incendie se serait déclenché sans le Linky ?
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Source: https://www.mediapart.fr/journal/france/291220/compteurs-linky-les-inflammables-omissions-d-enedis