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11 décembre 2020 5 11 /12 /décembre /2020 10:57

 

 

 

21/01/2020

Par Pierre Ropert

Le fil culture | Paru en 1920, "Nous autres", le roman de Ievgueni Zamiatine, dénonçait bien avant l'heure l'avènement des sociétés totalitaires et posait les bases du genre littéraire de la dystopie. George Orwell, en écrivant "1984", ne cachait pas avoir été fortement influencé par l'écrivain russo-soviétique.

Couverture d'une édition anglaise de "Nous autres", de Zamiatine.• Crédits : Momentum

Couverture d'une édition anglaise de "Nous autres", de Zamiatine.• Crédits : Momentum

-C’est extraordinaire à quel point les instincts criminels sont vivaces chez l’homme. Je le dis sciemment : criminels. La liberté et le crime sont aussi intimement liés que, si vous voulez, le mouvement d’un avion et sa vitesse. Si la vitesse de l’avion est nulle, il reste immobile, et si la liberté de l’homme est nulle, il ne commet pas de crime. C’est clair. Le seul moyen de délivrer du crime, c’est de le délivrer de la liberté.

On imagine aisément la citation extraite de 1984, le roman phare de George Orwell. Elle est, pourtant, le fait de D-503, le protagoniste de Nous autres (Gallimard), un court roman injustement méconnu de l'écrivain russo-soviétique Ievgueni Zamiatine. 

Dans ce roman d'anticipation satirique, Zamiatine imagine la vie de D-503, dans un lointain XXVIe siècle où les matricules se sont substitués aux noms. Cet ingénieur tient la chronique d'un régime totalitaire, sous l'égide de celui qu'on nomme "Le Bienfaiteur", alors qu'il participe au chantier qui permettra de construire un vaisseau spatial, L'Intégrale, censé apporter à des civilisations extraterrestres la bonne parole de cette société organisée autour d'un "bonheur mathématiquement exact".  

Bien avant Orwell, Zamiatine anticipait, dans ce roman qu'il commença à écrire dès 1917, les dérives totalitaires du régime soviétique. L'écrivain anglais, qui avait rédigé une critique de l'ouvrage pour le magazine social-démocrate "Tribune", pensait qu'il avait probablement influencé Le Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley, autre parangon du genre dystopique. Ce dernier n'avait pourtant pas lu Nous autres quand il écrivit son oeuvre phare, comme il le précisait dans une lettre en 1962.

C'est cependant avec ce roman que Ievgueni Zamiatine trace la voie. Et George Orwell, quant à lui, fut clairement inspiré par ce livre au point d'en copier des éléments extrêmement similaires dans l'intrigue : en croire son biographe Palgrave Macmillan dans Inside George Orwell, il comptait "le prendre comme modèle pour son prochain roman".

 

Face à la révolution d'octobre, la première dystopie

Ingénieur naval, Ievgueni Zamiatine est un révolutionnaire passionné d'écriture. Dès 1905, il prend parti pour la Révolution. Ses premières nouvelles et actions politiques lui valent ainsi plusieurs exils successifs par le régime tsariste. Réfugié en Angleterre, il travaille à la construction d'un brise-glace pour la Russie en même temps qu'il écrit Les Insulaires, publié en 1917, qui se veut, comme le racontait le traducteur Bernard Kreise dans Une Vie, Une Oeuvre, une "ébauche" de Nous autres : 

Il est ingénieur, ce qui explique entre autres son intérêt pour la science et pas mal de choses dans son écriture, parfois très mathématique, très ingénieurisée. Au moment où il retourne en Angleterre, il fait son travail d'ingénieur naval et en même temps, il écrit un roman sur les Anglais. C'est "Les Insulaires", qui est en fait une espèce d'ébauche de "Nous autres". C'est pratiquement le même sujet, pratiquement la même trame, la même intrigue. L'histoire d'un homme qui se trouve brisée par la société petite bourgeoise, qui est organisée d'une façon quasi-parfaite, quasi-utopique. C'est l'amour, bien entendu, qui déclenche sa révolte contre cette société et qui l'amène à sa perte. 

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Evgueni Zamiatine, un écrivain à l'épreuve du réel soviétique

Après la révolution de février, en 1917, qui marque le début de la révolution russe, Zamiatine rentre en Russie. Néo-réaliste revendiqué, l'écrivain s'éloigne pourtant assez rapidement des écrivains prolétariens, qu'il juge trop proches, du pouvoir et prend rapidement ses distances avec le régime léniniste, quittant le parti bolchévique la même année. Cette déconvenue l'incite à écrire Nous autres qu'il termine en 1920  : 

Ce qui est intéressant pour moi, c'est qu'il s'aperçoit après la révolution, censée justement abolir une société contraignante, qu'au lieu de l'abolir, elle réinstaure un ordre encore plus contraignant, encore plus utopique. Et il reprend le thème des "Insulaires" pour le recycler et l'adapter à la situation socialiste. Il en fait un pamphlet anti-communiste, si on parle de la révolution à proprement parler. C'est là qu'on voit que la peur de Zamiatine de retrouver après la révolution une société d'où la liberté est absente. C'est son grand thème depuis le début jusqu'à la fin, jusqu'à son dernier roman sur Attila, "Le Fléau de Dieu" : il va toujours parler de la liberté, de l'homme qui recherche une liberté au milieu d'une société qui l'en prive. Bernard Kreise

Nous autres ne paraît pas en Russie soviétique, mais est rapidement publié à Paris en 1920, puis en Angleterre quatre ans plus tard. S'il le fait connaître, il lui vaut les ires du régime bolchévique. En 1924, accusé d'antisoviétisme, il est interdit de publication, aussi écrit-il en 1931 une lettre à Staline pour lui demander l'exil : 

L’auteur de cette lettre, un homme condamné à la peine capitale, s’adresse à vous avec la requête de commuer cette peine. Vous connaissez probablement mon nom. Pour moi, en tant qu’écrivain, être privé de la possibilité d’écrire équivaut à une condamnation à mort. Les choses ont atteint un point où il m’est devenu impossible d’exercer ma profession, car l’activité de création est impensable si l’on est obligé de travailler dans une atmosphère de persécution systématique qui s’aggrave chaque année. 

Il sera, raconte le chercheur François Rodriguez Nogueira dans sa thèse consacrée à la Société totalitaire dans le récit d'anticipation dystopique, le dernier écrivain russe à obtenir la possibilité de quitter l'URSS et s'exile à Paris, où il mourra, quasiment oublié de ses contemporains, en 1937. 

Le premier, Zamiatine s'inquiète de ce qu'au "je" a été substitué le "nous" et y perçoit, à son propre désarroi, les dérives à venir du bolchevisme. C'est ainsi qu'il titre son roman, Nous, ou Мы, en russe. En France, s'il a longtemps été intitulé Nous autres, le roman de Zamiatine est, depuis 2017, titré Nous dans une édition parue chez Actes Sud, et traduite cette fois depuis le russe et non pas depuis l'anglais.

C'est donc en opposition au régime en train de s'implémenter en Russie, et qui débouchera sur la création de l'URSS, que Zamiatine écrit la première dystopie, ou contre-utopie. Dans son roman, où la pensée individuelle est proscrite, les unités de temps et de lieu s'effacent peu à peu, puisque l''Etat unitaire", sous l'égide du "Bienfaiteur" veille sur ses ouailles, sur ce "nous" qui fait la substance de l'oeuvre... et qu'on retrouvera plus tard chez Orwell.  

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De Zamiatine à Orwell, des récits similaires 

Si l'on ne révélera pas toute l'intrigue, pour laisser au lecteur le plaisir de la découverte de l'ouvrage de Zamiatine, les similarités entre son roman de Zamiatine et celui d'Orwell sont nombreuses. Dans sa critique de Nous autres, qu'il avait lu dans sa traduction française, le Britannique assurait qu'il fallait s'impatienter d'une version anglaise... avant de finalement en offrir sa propre version. 

De fait, de l'intrigue aux personnages, tout, chez Orwell, rappelle Zamiatine : Winston Smith, le héros de 1984, n'est pas sans évoquer D-503, découvrant son envie de liberté ; la Julia d'Orwell a la même utilité que la I-330 de Zamiatine dans le déroulé narratif - faire douter le héros du bien fondé de l'Etat unique ; et Big Brother lui-même n'est qu'une autre occurrence du fameux Bienfaiteur. 

La mise en scène du récit même est un hommage. Dans Nous autres, D-503 a ainsi décidé de tenir un journal pour répondre à la demande du Bienfaiteur :

Tous ceux qui s'en sentent capables sont tenus de composer des traités, des poèmes, des manifestes, etc., pour célébrer la beauté de l'Etat unique. 

D-503, s'il "écrit ceci les joues en feu", estime que "ces notes seront un produit de notre vie, de la vie mathématiquement parfaite de l'Etat unique". Le journal devient, au fur et à mesure du récit, l'espace de liberté, l'instrument qui permet à D-503 de concevoir sa révolution intérieure... Un procédé que reprendra Orwell dans 1984 : 

Il plongea la plume dans l'encre puis hésita une seconde. Un tremblement lui parcourait les entrailles. Faire un trait sur le papier était un acte décisif. En petites lettres maladroites, il écrivit : 4 avril 1984.

Certes, aux murs transparents qui permettent d'observer les citoyens du Bienfaiteur, Orwell substitue le télécran, mais on retrouve là, dans les deux cas, le principe du panoptique de Bentham. 

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Dans les deux romans, c'est également une femme qui amène le protagoniste principal à interroger sa perception de la réalité (I-330 pour D-503, et Julia pour Winston)... jusqu'à la trahison finale. Dans chaque oeuvre, les velléités de résistance du héros finiront par se heurter à l'ampleur d'un système qui les dépasse, avant de les soumettre à un lavage de cerveau laissant au lecteur un amer goût de défaite : 

On nous attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande opération. Le lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les ennemis du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi cela m'avait paru si difficile auparavant. Ce ne peut être qu'à cause de ma maladie, de mon âme. Nous autres

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Mathématiques face à la novlangue 

Est-ce à dire que 1984 est un plagiat pur et simple de Nous autres ? Loin de là. Non seulement les deux ouvrages n'ont strictement rien à voir sur le plan du style littéraire, mais surtout, si l'intrigue semble clairement empruntée, Orwell pousse bien plus loin sa réflexion. Là où Zamiatine imagine une société régie par les mathématiques, où "il s'agit de dénouer la courbe sauvage, de la redresser suivant une tangente, suivant l'asymptote, suivant une droite [...], grande, précise, sage, la plus sage des lignes", l'écrivain britannique, lui, axe tout son roman sur la toute puissance du langage en développant la novlangue. 

Les concepts de "double-pensée", de réécriture de l'histoire, de destruction du sens des mots, sont autant d'innovations qui ont fait du roman d'Orwell un chef-d'oeuvre, toujours actuel dans ce qu'il dit du langage. 

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L'oeuvre de Zamiatine, pourtant, reste injustement méconnue alors même qu'elle a, la première, posé les bases d'un genre littéraire qui n'a jamais cessé de se réinventer, qu'il s'agisse de 1984, de George Orwell, du Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley ou, plus proche de nous, de La Zone du Dehors, de l'écrivain français Alain Damasio. Pour Bernard Kreise, Ievgueni Zamiatine a surtout perçu, le premier, la contradiction intrinsèque qui échoit aux révolutions :

Le grand problème que [Zamiatine] soulève, c'est la révolution qui se veut être la dernière, l'ultime révolution qui abolit toutes les révolutions. Lui, il considérait que la révolution étant l'énergie même, les révolutions en général étaient infinies. Chaque jour, on devait faire une révolution pour ébranler les certitudes, pour ébranler la société encroûtée dans l'entropie. Gloire à la révolution, malheur à l'Etat qui en est issu. 

Pierre Ropert

 

Bibliographie

"Nous autres", le roman qui a inspiré "1984" d'Orwell
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