L'aéroport Huesca-Pirineo, dans les Pyrénées aragonaises, a coûté 60 millions d’euros. Il n’a transporté en 2013 que 2 781 passagers, loin des 160 000 escomptés. (Photo Josep Lago. AFP)
RÉCIT
François MUSSEAU Correspondant à Madrid 8 janvier 2014 à 20:36
De nombreuses infrastructures à l’abandon, réalisées sur des fonds publics entre 1998 et 2008, témoignent de l’aveuglement mégalomaniaque qui régnait alors.
En lutte contre des moulins à vent depuis son lancement en 2008, l’aéroport «Don Quichotte» a fini par rendre l’âme : situé à Ciudad Real, à une heure de train rapide de Madrid, il vient d’être mis en vente, avec un prix de départ fixé à 100 millions d’euros, soit 10% seulement de son coût initial - et ses 70 salariés ont été mis à la rue. Une opération des plus ruineuses donc, mais emblématique des très nombreux investissements publics réalisés à grande échelle en Espagne pendant la décennie de la prospérité (1998-2008) et qui, aujourd’hui, après deux récessions, donne la mesure de la myopie mégalomaniaque qui régnait à l’époque.
On trouve donc en Espagne moult aéroports sans avions, ou si peu, des autoroutes payantes où les voitures sont rares, des voies de chemin de fer où, sauf sur certains tracés (Madrid-Barcelone, notamment), les wagons sont souvent vides, ou encore des télévisions publiques sans caméras ni retransmissions.
«Parabole». Les principaux acteurs de cette gabegie étaient les exécutifs régionaux et les caisses d’épargne (leur bras financier). Ces dernières, ayant dépensé à fonds perdu dans ces projets d’infrastructures, périclitent les unes après les autres depuis trois ans. Cette faillite gigantesque est à l’origine de l’aide de l’Union européenne, versée en juin 2012 aux banques et caisses d’épargne espagnoles, à hauteur de 40 milliards d’euros.
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«L’Espagne paie le prix d’une mentalité archaïque et excessivement optimiste selon laquelle, lorsque l’argent coulait à flot, chaque président de province voulait sa gare TGV, son aéroport et son centre de conventions, dénonce Stephen Martin, de la banque d’investissement Martin Associates. Et il faut imaginer que des projets ruineux de ce type, il y en avait des dizaines et des dizaines ! Personne n’a pris en compte le fait que cette parabole ascendante avait des limites.» Même son de cloche de la part de l’économiste Fernando Fernandez, du renommé Instituto de Empresa, à Madrid : «Ici, on a substitué l’obsession de la brique pour celle des infrastructures ; mais, dans les deux cas, les projets se sont développés comme des châteaux de sable, sans études préalables sérieuses.»
L’aéroport de Ciudad Real est un exemple fracassant de cette dérive. Lorsqu’il est annoncé en grande pompe par le cacique socialiste José Maria Barreda, dès 2003, il s’agissait d’en faire un des plus rutilants et importants d’Europe. Les responsables du projet, appuyés par la caisse d’épargne locale (la CCM), déboursent plus d’un milliard d’euros et tablent sur 2,5 millions de passagers sur cinq ans. Or, durant ce laps de temps, pas plus de 100 000 ont été dénombrés. Les voyages ont été assurés par la compagnie low-cost Ryanair, laquelle a opéré, au mieux, à un rythme de trois vols hebdomadaires… grâce à des subventions de l’exécutif régional ! Idem pour Vueling qui, malgré ces aides, a, comme Ryanair, fini par renoncer à affréter des vols vers cet aéroport dont la ville, Ciudad Real (74 000 habitants), ne possède ni attrait touristique ni activité industrielle digne de ce nom. A son actif, en termes d’image de marque, le «Don Quichotte» peut tout au mieux se targuer d’un tournage réalisé par le cinéaste Pedro Almodóvar pour son long métrage les Amants passagers.
Colonie de Lapins. Le triste sort de «Don Quichotte» est loin d’être un cas isolé. L’aéroport de Castellón, au nord de Valence, a été baptisé par le quotidien économique Cinco Días, non sans ironie mordante, le «premier aéroport piéton du monde». Inauguré en mars 2012, il n’a toujours pas vu le moindre avion et est envahi par des colonies de lapins. Il a coûté 151 millions d’euros aux contribuables valenciens et ne trouve pas d’acquéreur, même si la région rêve de se débarrasser de ce boulet. «Cet endroit surréaliste fait partie de ces reliques d’un musée d’infrastructures made in Spain à faire frémir», note le quotidien El País.
Les aéroports de Cordoue, d’Albacete, de Lerida ou de Logroño ne sont pas loin de rejoindre ce cimetière : tous ont grossi la dette des exécutifs régionaux, précipité la faillite de leurs caisses d’épargne, et n’assurent ces jours-ci que des services limités, liés au tourisme étranger. Celui de Huesca, dans les Pyrénées aragonaises, qui a coûté 60 millions d’euros, n’a transporté l’an dernier que 2 781 passagers, loin des 160 000 escomptés. D’une manière générale, l’inflation du nombre des aéroports - gérés à 90% par l’entreprise d’Etat Aena - est patente. La moitié d’entre eux (27) se situent à moins d’une heure de voiture d’un autre, sans que cela ne se soit justifié. Celui de Vitoria, la capitale basque, compte cinq autres aéroports dans un rayon de 170 kilomètres. «Enfoncés dans une crise profonde, on n’arrive pas à comprendre comment une pareille surenchère a été possible, dénonce Jordi Evole, journaliste de la chaîne Sexta, qui a enquêté sur le phénomène. Ce qu’on comprend, par contre, c’est que la boulimie d’hier a à voir avec la disette actuelle.»
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Source : http://www.liberation.fr/economie/2014/01/08/espagne-des-milliards-par-les-fenetres_971483