Publié le lundi 22 décembre 2014 à 07h17 François Vignola
Le professeur Gilles-Éric Séralini, grand pourfendeur des OGM, dialogue avec le cuisinier Jérôme Douzelet dans son nouvel ouvrage. Une discussion gourmande sur les plaisirs culinaires sains
Essai philosophique, histoire de la cuisine, combat scientifique face à des industriels trop puissants… On trouve tout cela et plus encore dans Plaisirs cuisinés ou poisons cachés, ouvrage passionnant qui vient de sortir chez Actes Sud. Le bilan est rude en termes de santé publique, mais l'espoir présent, c'est ce que les auteurs ont voulu démontrer.
Gilles-Éric Séralini, président du conseil scientifique du Comité de recherche et d'informations indépendantes sur le génie génétique (Criigen) et professeur de biologie moléculaire à l'université de Caen, détaille les raisons de s'inquiéter et le moyen de les changer.
Les agences sanitaires, censées travailler pour le bien commun, ne font, selon vous, pas leur travail. On est dans une société du « tous pourris » ?
Plus de 150.000 produits chimiques de synthèse ont dû être évalués depuis la guerre. Mais, les États n'ayant plus d'argent, pas question d'évaluer des produits qui généreraient des bénéfices privés. Ce sont donc les industriels qui font leurs tests et les soumettent à des agences. Et l'administration n'a qu'un temps très court pour donner des avis opposés. De plus, on n'a pas accès aux tests qui servent à évaluer un pesticide - les analyses directes du sang des animaux soumis à celui-ci -, car c'est considéré comme secret d'entreprise. Et les analyses portent sur des animaux soumis non pas au pesticide à dose environnementale tel qu'il est formulé, mais seulement au principe déclaré comme actif par les industriels. Pour les OGM, on n'a pas de tests sur plus de trois mois. Je me suis battu, membre de différentes commissions pendant neuf ans, pour demander la première étape des tests, qui est classiquement de trois mois et nous l'avons obtenue. Mais nous avons dû réaliser nous-mêmes des tests vie entière sur deux ans, auxquels les agences sanitaires s'opposaient. On ne dispose pas non plus de données pour les nano- technologies, ce qui fait qu'on peut trouver dans les aliments des additifs à base de nanoparticules de titane - utilisées pour blanchir les macarons. Bref, on prend les données des industriels sans vérifier leurs déclarations.
Il n'y a aucun moyen de lutter contre cela ?
Il le faut, mais cela nous fera entrer dans une nouvelle ère. Où on obtiendra la transparence des évaluations industrielles, car, actuellement, même la communauté scientifique n'y a pas accès. Mon cas est particulier : j'ai fait partie des commissions, j'aime écrire et mon équipe réalise des recherches de pointe publiées dans les meilleurs journaux scientifiques, donc je révèle tout cela.
Il faut une volonté politique pour en sortir ?
Il faut une volonté du public et des journalistes, qu'ils réalisent que cette absence de transparence est aussi grave, voire plus, que l'absence de transparence sur une déclaration d'impôts d'un homme politique quelconque. Ce qui change la face du monde, ce sont tous ces produits qui infestent de maladies chroniques nos contemporains, nos familles. À mon avis, la communauté scientifique, qui a commencé à réagir en se scandalisant des pratiques des industriels après la sortie de notre étude sur les OGM et les pesticides en 2012*, va se réveiller.
Les citoyens doivent-ils ou veulent-ils savoir ?
Il y a eu, en dix ans, une grande prise de conscience dans la société. On a bâti une vieille économie, basée sur le fait qu'une carotte avec cinquante pesticides - que l'on subventionne - coûte moins cher, sur le marché, qu'une carotte sans pesticides, cultivée localement avec un emploi durable. Mais le légume industriel revient dix fois plus cher si on compte le prix des pesticides et de l'emballage, du transport, de la réfrigération, des conservateurs qu'il a fallu ajouter…
Place aux circuits courts... mais est-ce vraiment possible ?
On a les moyens de faire autrement, les moyens de bien se nourrir pour pas cher, en valorisant les produits de proximité, et de financer des emplois stables. Je connais bien Nice, ma mère y vit. Il y a de petits agriculteurs sur les marchés qui veulent être aidés et vendre de bons produits. Il faut multiplier les méthodes de production non polluantes. Il y a une surtaxe de l'emploi et une sous-taxe très subventionnée des produits chimiques qui empoisonnent l'homme et l'environnement. En outre, derrière, on paie, le traitement de l'eau, la Sécurité sociale pour les maladies chroniques… Donc on paie trois ou quatre fois le prix de la pollution ; cela nous rend vraiment pauvres.
Et concernant les gaz de schiste ?
Je vais à une réunion de ces entreprises et je leur dis « dites-moi ce que vous allez mettre dans l'eau pour la fracturation, donnez-nous la liste des produits chimiques et les tests que vous avez faits pour nous assurer qu'il n'y a aucun risque pour l'environnement et la santé ». Mais c'est secret d'entreprise ! Nous avons trouvé que les produits utilisés sont des détergents à base de résidus de la chimie du pétrole, très toxiques, comme pour les adjuvants des pesticides. Que les industriels donnent le nom des produits qu'ils utilisent et leur évaluation sanitaire, et on sortira de ce débat. Je ne peux pas supporter qu'on avance en aveugles…
Le public commence-t-il à s'installer dans le « durable » ?
La prise de conscience est positive. Ce qu'il faut, c'est penser recyclable et durable et tout stimuler à la fois, pour qu'il y ait mille façons de penser durable et mille façons de faire du recyclable. Il n'y a pas qu'un type d'énergie qui puisse remplacer le pétrole. Il faut se servir de six, huit, ou dix énergies différentes, pour pouvoir vivre correctement selon les endroits du monde. Tout cela va stimuler l'emploi et offrir aux gens de la diversité. Le principe de l'écosystème, c'est la diversité. C'est comme cela que fonctionne la vie. Cette diversité, comme l'explique mon coauteur Jérôme Douzelet, est indispensable aussi dans la cuisine : c'est en s'ouvrant qu'on arrive à progresser.
Si les lecteurs ne devaient retenir que deux choses de votre ouvrage, ce seraient lesquelles ?
Déjà, nous avons tout décortiqué de la mafia des lobbies (tabac, pétrole, pesticides, OGM…). Ensuite, qu'il y a de la joie. La joie des bons produits - ce qui est possible aujourd'hui chez Jérôme Douzelet et dans bien d'autres endroits. Que les cuisiniers ont à faire une mutation pour s'intéresser à la qualité chimique des produits. Il y a des façons de stimuler la joie et cela passe par des produits non traités, pas forcément labellisés mais frais et naturels. Un repas équilibré, c'est jusqu'à trente arômes différents. L'alimentation industrielle tend à tuer cela. On peut être en bien meilleure santé, non en mangeant cinq fruits et légumes avec pesticides par jour, mais en s'assurant de leur provenance.
*Retrouvez plus d'informations sur l'étude sur la toxicité du pesticide Roundup et d'un maïs génétiquement modifié associé sur www.criigen.org
Plaisirs cuisinés ou poisons cachés, Gilles-Éric Séralini et Jérôme Douzelet, éditions Actes Sud, 216 pages, 19,80 e.
Source : http://www.corsematin.com/article/societe/pr-seralini-la-joie-de-manger-sain.1636600.html