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25 février 2020 2 25 /02 /février /2020 09:50

 

 

 

Un extrait tiré du livre Retour au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1958), toujours et même toujours plus d’actualité.

 La technique moderne, la civilisation et le Meilleur des mondes (par Aldous Huxley)

Nous voyons donc que la technique moderne a conduit à la concentration du pouvoir économique et politique ainsi qu’au développement d’une société contrôlée (avec férocité dans les pays totalitaires, courtoisie et discrétion dans les « démocraties ») par l’État et l’Entreprise. Mais les sociétés sont composées d’individus et ne valent que dans la mesure où elles les aident à s’épanouir, à mener une vie heureuse et créatrice. Quelles ont été les répercussions des perfectionnements techniques sur les hommes au cours de ces récentes années ? Voici la réponse du Dr Erich Fromm, philosophe-psychiatre :

« Notre société occidentale contemporaine, malgré ses progrès matériels, intellectuels et sociaux, est de plus en plus incapable d’assurer la santé mentale et tend à saper, dans chaque individu, la sécurité intérieure, le bonheur, la raison, la faculté d’aimer ; elle tend à faire de lui un automate qui paie son échec sur le plan humain par des maladies mentales toujours plus fréquentes et un désespoir qui se dissimule sous une frénésie de travail et de prétendu plaisir. »

Nos « maladies mentales toujours plus fréquentes » peuvent trouver leur expression dans les symptômes des névroses, très voyants et des plus pénibles. Mais « gardons-nous », écrit le Dr Fromm, « de définir l’hygiène mentale comme la prévention des symptômes. Ces derniers ne sont pas nos ennemis, mais nos amis ; là où ils sont, il y a conflit et un conflit indique toujours que les forces de vie qui luttent pour l’harmonisation et le bonheur résistent encore ». Les victimes vraiment sans espoir se trouvent parmi ceux qui semblent les plus normaux. Pour beaucoup d’entre eux, c’est « parce qu’ils sont si bien adaptés à notre mode d’existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu’ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne présentent pas de symptômes comme le font les névrosés ». Ils sont normaux non pas au sens que l’on pourrait appeler absolu du terme, mais seulement par rapport à une société profondément anormale, et c’est la perfection de leur adaptation à celle-ci qui donne la mesure de leur déséquilibre mental. Ces millions d’anormalement normaux vivent sans histoires dans une société dont ils ne s’accommoderaient pas s’ils étaient encore pleinement humains, et s’accrochent encore à « l’illusion de l’individualité ». En réalité, ils ont été dans une large mesure dépersonnalisés. Leur conformité évolue vers l’uniformité. Mais « l’uniformité est incompatible avec la liberté, de même qu’avec la santé mentale… L’homme n’est pas fait pour être un automate et s’il en devient un, le fondement de son équilibre mental est détruit ». […]

Au cours du dernier siècle, les progrès successifs de la technique ont été accompagnés de perfectionnements correspondants dans l’organisation. Il fallait que les machines complexes trouvassent leur contrepartie dans des dispositions sociales complexes, destinées à fonctionner avec autant de moelleux et d’efficacité que les nouveaux instruments de production. Pour s’intégrer dans ces organisations, les personnes ont dû se dépersonnaliser, renier leur diversité native, se conformer à des normes standardisées, faire de leur mieux, en bref, pour devenir des automates.

[…] L’industrie, à mesure qu’elle se développe, attire un nombre d’hommes toujours plus considérable dans les grandes villes ; mais la vie n’y est guère favorable à la santé mentale […] ; elle ne développe pas non plus cette indépendance consciente de ses responsabilités à l’intérieur de petits groupes autonomes, qui est la première condition à l’établissement d’une démocratie authentique. La vie urbaine est anonyme et pour ainsi dire abstraite. Les êtres ont des rapports non pas en tant que personnalités totales, mais en tant que personnifications de structures économiques ou, quand ils ne sont pas au travail, d’irresponsables à la recherche de distractions. Soumis à ce genre de vie, l’individu tend à se sentir seul et insignifiant ; son existence cesse d’avoir le moindre sens, la moindre importance.

Au point de vue biologique, l’homme est un animal modérément grégaire, non pas tout à fait social ; il ressemble plus au loup, par exemple, ou à l’éléphant, qu’à l’abeille ou à la fourmi. Dans leur forme originelle, ses Sociétés n’ont rien de commun avec la ruche ou la fourmilière : ce sont de simples bandes. La civilisation est, entre autres choses, le processus par lequel les bandes primitives sont transformées en un équivalent, grossier et mécanique, des communautés organiques d’insectes sociaux. À l’heure présente, les pressions du surpeuplement et de l’évolution technique accélèrent ce mouvement. La termitière en est arrivée à représenter un idéal réalisable et même, aux yeux de certains, souhaitable. Inutile de dire qu’il ne deviendra jamais réalité. Un gouffre immense sépare l’insecte social du mammifère avec son gros cerveau, son instinct grégaire très mitigé et ce gouffre demeurerait, même si l’éléphant s’efforçait d’imiter la fourmi. Malgré tous leurs efforts, les hommes ne peuvent que créer une organisation et non pas un organisme social. En s’acharnant à réaliser ce dernier, ils parviendront tout juste à un despotisme totalitaire.

Le 𝑀𝑒𝑖𝑙𝑙𝑒𝑢𝑟 𝑑𝑒𝑠 𝑀𝑜𝑛𝑑𝑒𝑠 présente le tableau imaginaire et quelque peu licencieux d’une société dans laquelle les efforts faits pour recréer des êtres humains à la ressemblance des termites ont été poussés presque à la limite du possible. Que nous soyons mus dans cette direction est évident, mais, il est non moins certain que nous pouvons, si nous le voulons, refuser de coopérer avec les forces aveugles qui nous meuvent.

— Aldous Huxley, 𝑅𝑒𝑡𝑜𝑢𝑟 𝑎𝑢 𝑀𝑒𝑖𝑙𝑙𝑒𝑢𝑟 𝑑𝑒𝑠 𝑀𝑜𝑛𝑑𝑒𝑠 (1958)

 

 

Source : https://www.partage-le.com/2020/01/11085/

 

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