Alors que la mobilisation continue contre la réforme des retraites, des militants, rejoints par des cheminots ont protesté vendredi 31 janvier contre la disparition des guichets de gare. Selon eux, le numérique contribue à dégrader les services publics. Il favorise les logiques marchandes et supprime des postes.
- Toulouse (Haute-Garonne), reportage
Vendredi 31 janvier, à Toulouse dans le hall de la gare Matabiau, une voix métallique résonne : « Chers voyageurs, la présence de manifestants nous oblige à limiter les accès et les entrées de la gare ». Sur place, les gendarmes sont aux aguets. Dispersés dans la foule, les manifestants se font des clins d’œil et attendent le signal. Au milieu des passagers pressés et des valises à roulettes, ils seront vite démasqués.
Soudain, la sono retentit. Une dizaine de personnes se lancent dans une drôle de danse. Tels des automates, avec des sourires forcés, ils miment « le chat bot », le robot orange qui conseille les usagers sur le site internet de la SNCF.
Besoin d’aide ? Un petit creux ? Une information ? Demandez le chat bot ! » crient-ils. -- Et si je n’ai pas d’ordinateur ni internet ? s’interroge, faussement, un manifestant. »
Silence. Les acteurs se figent avant que leur danse devienne folle. La machine perd le contrôle. Tout se dérègle. Une manière d’illustrer l’emprise du numérique sur nos vies et la déshumanisation des services publics. Deux banderoles sont aussitôt déroulées. « On veut des guichets, des trains, des humains ». Une chorale se met à chanter et les 80 manifestants commencent à déambuler dans la gare. Certains reprennent l’hymne des Gilets jaunes, quelque peu modifié :
On est là, même si Google ne veut pas, nous on est là !
Contre le monde numérique qui nous mène à coups de trique
Même si Google ne veut pas, nous on est là ! »
Plusieurs groupes interpellent les voyageurs, obligés de lever les yeux de leur smartphone, dérangés dans leur cocon technologique. « Nous venons protester ici contre la disparition programmée des guichets au profit de la billetterie par internet , expliquent-ils. Le gouvernement veut faire évoluer la société à marche forcée vers le tout numérique pour faire régner le profit et la marchandisation ».
Les manifestants invitent les passagers à signer une lettre adressée à la direction de la SNCF et à la ministre Élisabeth Borne en charge de la Transition écologique et des Transports. Ils demandent de pouvoir voyager en train sans être contraints de se servir d’un smartphone ou d’une imprimante avec connexion internet. Au même moment, des clowns enlacent le personnel de gare. « Vivent les contacts humains et les agents en chair et en os ! A mort les robots et les algorithmes ! », disent-ils.
« Le numérique contribue à la dégradation des services publics »
Des syndicalistes de Sud Rail, déjà en grève contre la réforme des retraites, rejoignent les manifestants. Pour Benjamin, aiguilleur, « le numérique contribue à la dégradation des services publics. Nos métiers n’ont plus le même sens, on perd en qualité. On ne peut plus conseiller ni accompagner les clients », témoigne-t-il. « Grâce à la billetterie sur internet, la direction a pu aussi supprimer les chefs de bord sur les lignes de TER. Ce qui laisse les conducteurs seuls sur la rame avec tous les voyageurs pour faire face aux aléas du trajet, aux accidents et aux agressions ».
« Moi je suis conducteur, ajoute Séverin un de ses camarades. En cas de problème on me demande de rester dans ma cabine. C’est clairement une politique de déshumanisation ». Le 16 octobre dernier, dans les Ardennes, un accident sur un passage à niveau a eu lieu. On a compté onze blessés légers. Le conducteur, lui même atteint, était seul à bord pour prendre soin des passagers et éviter que la situation n’empire. « La digitalisation réorganise nos collectifs de travail. Elle permet à la direction de diminuer la masse salariale, continue Séverin. Selon ses plans, nous allons passer de 147.000 agents aujourd’hui à 120.000 en 2023 ».
Derrière la suppression des guichets se cache également la fermeture des petites gares et de lignes locales. « C’est une première étape, pense Isabelle venue manifester depuis l’Ariège. On restreint les horaires des guichets pour les rendre inutiles. À Cazeres, par exemple, le guichet est ouvert de 8h à 15h alors que les heures d’affluence sont de 6h30 à 7h du matin puis de 17h à 18h. On pousse les gens à prendre leur billet sur internet. L’interlocuteur humain disparaît et la gare devient une gare fantôme ».
La SNCF propose des offres commerciales et des tarifs réduits sur son site internet pour accélérer la mutation. Prendre son billet dans le train est désormais extrêmement coûteux. « Ce n’est pas simplement une histoire de guichet mais une affaire de liberté », juge Jérôme qui habite dans le Tarn. « Avec les billets nominatifs et les paiements en ligne, on restreint notre liberté. On ne peut plus voyager de manière anonyme. On nous suit à la trace. On prend nos données ». Pour les manifestants, « le numérique est non seulement un instrument essentiel de privatisation mais il est aussi le triomphe de la bureaucratie », écrivent-ils dans un tract.
Unir écologistes et syndicalistes contre la numérisation de la vie
Après une heure d’action, la soirée se prolonge par une discussion dans un bar à deux pas de la gare. Les manifestants veulent réfléchir aux « fronts communs » qui pourraient unir écologistes et syndicalistes dans leur combat contre la numérisation de la vie. Tous regrettent que cet enjeu soit invisibilisé et que les autres forces du mouvement social ne l’aient pas identifié comme un problème.
Julien, délégué du personnel à Sud Rail, appelle à créer des comités de défense qui relieraient cheminots et usagers. « C’est notre bien commun que le néolibéralisme attaque. Je suis à mon 53e jour de grève. La réforme des retraites et la digitalisation de la SNCF vont dans le même sens. Ils détruisent nos services publics ».
En Ariège, les mobilisations d’usagers pour remettre du personnel dans les trains prennent de l’ampleur. À la gare du Nord de Paris, en novembre dernier, des centaines de salariés et d’usagers ont également manifesté ensemble contre la fermeture des gares et des guichets.
Il y a urgence. Rien que ces derniers mois, la CGT cheminots déplore 900 suppressions de postes aux guichets. À la gare de Lyon à Paris, le groupe ferroviaire a supprimé 40 guichets, c’est-à-dire les 2/3 des points de vente. L’horizon d’une suppression totale des guichets est désormais ouvertement évoqué par la direction, qui assume la mutation.
Mais cette politique ne se résume pas seulement à la SNCF. Elle touche l’ensemble des services publics : la Poste, les Impôts, la Caisse d’allocations familiales, etc. Le gouvernement veut basculer tous les services publics sur internet d’ici la fin du quinquennat. « Le plan Action publique 2022 » vise ainsi à dématérialiser 100 % des démarches administratives d’ici deux ans.
« La dématérialisation rend la vie plus dure pour les pauvres »
C’est d’ailleurs l’un des facteurs d’explosion des Gilets jaunes. Dans une récente enquête, même le Conseil d’analyse économique, rattaché au gouvernement, le reconnaissait. L’éloignement des services et équipements publics est une des causes principales de la révolte.
« La dématérialisation rend la vie plus dure pour les pauvres », estime Bernard, enseignant à la retraite. Elle met en difficulté les ruraux mal connectés et éloignés des guichets restants, les personnes âgées mal équipées en informatique, les précaires ou les étrangers mal à l’aise avec les écrans ».
C’est une logique globale contre laquelle il faut se battre. « L’outil coconstruit l’humain », analyse l’ancien professeur. On fait entrer les gens dans un entonnoir dont il est difficile de s’extraire. On confond le progrès technique et le progrès social. » Pour Matthieu Amiech, éditeur des éditions La Lenteur, présent au cours de la manifestation, « il est temps de faire le lien entre notre addiction aux smartphones et la destruction des services publics. Il n’y aura pas de changement social sans une remise en cause frontale de l’informatique ».
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Photos : © Alain Pitton/Reporterre