Dans ce second volet consacré aux enquêtes de l‘accident de Lubrizol, Gabriel Ullmann poursuit sa démonstration expliquant que l'administration cherche à masquer ses défaillances en détournant le droit d'antériorité.
Avis d'expert | Risques | 23 mars 2020 | Actu-Environnement.com
Des conditions précises pour pouvoir bénéficier du droit d'antériorité
Si le droit d'antériorité relève d'un privilège, d'un droit exceptionnel, l'article L.513-1 du code de l'environnement qui l'institue, pose cependant deux conditions pour pouvoir en bénéficier : d'une part, les installations doivent avoir été régulièrement mises en service et, d'autre part, l'exploitant doit s'être signalé auprès du préfet dans l'année suivant l'entrée en vigueur du décret de nomenclature concernant ses installations.
Première condition : comme l'a rappelé le Conseil d'État dans un arrêt publié au Lebon, « le bénéfice d'antériorité ne peut être conservé qu'en l'absence de modification apportée, postérieurement à son classement, aux conditions d'exploitation de l'activité en cause ». Ce qu'il réitère ainsi : l'installation, après l'entrée en vigueur du décret modificatif, ne peut « continuer à fonctionner, qu'à conditions constantes » (CE 4 juin 2010, MEEDAT c/SARL Ennemond Preynat, n°306249). Le Conseil d'État en conclut que c'est à bon droit que « le préfet de la Loire lui a enjoint de déposer un dossier de demande d'autorisation ». Il s'agissait, en l'espèce, d'un atelier de traitement de surface de métaux datant de 1975. Mais pour les entrepôts de produits chimiques de NL Logistique datant de 1953, jouxtant deux sites Seveso : rien de la part du préfet de la Seine-Maritime.
Seconde condition : une installation ne peut pas « continuer à fonctionner au bénéfice des droits acquis résultant de l'article L.513-1 du code de l'environnement » si « l'exploitant ne s'est pas fait connaître du préfet dans l'année qui suit la publication » du décret concerné (CAA Douai, 12 mai 2005, n°03DA01089, publié au Lebon).
Aucune de ses deux conditions n'avait été respectée par NL Logistique, ce que reconnaît l'administration… tout en lui accordant, cependant, le bénéfice de ce droit. Faute d'avoir agi à temps.
Parmi les informations à fournir, lors de la demande du bénéfice du droit d'antériorité, figurent l'emplacement de l'installation, la nature et le volume des activités exercées ainsi que la ou les rubriques de la nomenclature dans lesquelles l'installation doit être rangée. Le préfet peut alors prescrire des études (dont une étude de dangers), des mesures à respecter, etc. Encore faut-il qu'il soit informé par l'exploitant. Mais, à défaut, ce dernier perd son droit d'antériorité. Comme nous allons le voir, après la Direction générale de la prévention des risques (DGPR), le rapport d'inspection détourne le droit d'antériorité pour le faire indument bénéficier à NL Logistique, ce qui permet, ce faisant, de détourner l'attention sur la déficience de la Dreal (directions régionales de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement) de Normandie et de la préfecture de la Seine-Maritime qui ne se sont nullement soucié de l'irrégularité de la situation.
L'application indue mais bien pratique du droit d'antériorité à NL Logistique
Le rapport d'inspection nous apprend ainsi (p.14) que NL Logistique avait fait l'objet d'une autorisation délivrée en août 1953 pour l'exploitation de deux premiers hangars de « magasins généraux ». À la suite de la création de la rubrique 183 ter, relative au stockage en entrepôts couverts, l'entreprise a déclaré exploiter deux bâtiments en plus de ses deux entrepôts initiaux, afin de bénéficier de l'antériorité sous le régime de la déclaration. Si l'on comprend bien l'information fournie, les modifications importantes apportées n'auraient déjà pas dû lui permettre ce droit.
Puis, avec la création en 1992 de la rubrique ICPE 1510, « l'établissement est passé sous le régime de l'autorisation et a bénéficié de l'antériorité sans en avoir fait la déclaration » (sic). En 2010, compte tenu de la forte élévation du seuil d'autorisation, l'établissement est alors passé sous le régime de l'enregistrement « et a bénéficié une nouvelle fois de l'antériorité sans en avoir fait la demande » (resic).
Or, ce bénéfice n'était pas dû et les rapporteurs le savent fort bien : du moment que l'exploitant n'a fait aucune demande en ce sens, il ne peut bénéficier des droits acquis. De plus, il est plus qu'évident que, depuis 1953, les conditions d'exploitation ont évolué tant en volume qu'en activités et produits. Elles sont loin d'avoir été constantes. Le fait de stocker des milliers de tonnes de produits classés de Lubrizol le démontre déjà amplement. Ajoutons que la rubrique ICPE 1510 vise des entrepôts couverts pour le stockage de matières ou produits combustibles, « à l'exclusion des dépôts utilisés au stockage de catégories de matières, produits ou substances relevant, par ailleurs, de la nomenclatureICPE ». Comme c'était le cas, au moins pour partie, des produits Lubrizol stockés chez NLLogistique.
Si l'administration avait fait son travail, durant la vingtaine d'années (de 1992 à 2010) que NL Logistique était soumise à autorisation, de nombreuses études et mesures auraient été imposées, notamment par rapport à ses voisins, et il est fort possible que l'accident, s'il devait avoir eu lieu malgré ces conditions, aurait été de bien moins grande ampleur. L'incurie de l'administration n'est pas sans conséquences. Ni la régression du droit et le relèvement sans cesse des seuils d'autorisation. Sujet qu'évitent soigneusement les auteurs du rapport.
La Dreal ignorait tout des stockages du NL Logistique : nulle trace de la moindre inspection et cela depuis des décennies (rien dans les déclarations, dans les bases de données comme dans le rapport précité), alors que ce site se trouve « en sandwich » entre deux sites Seveso Lubrizol et Triadis. Les études de dangers l'ont ignoré, le Plan de prévention des risques technologiques (PPRT) ne l'a pas pris en compte, etc. Concernant le PPRT, la lettre de mission de la ministre aux rapporteurs leur demandait d'étudier ses dispositifs sur l'efficacité des mesures de prévention et sur la limitation des conséquences de l'incendie et le risque de sur-accident. Si le rapport fait référence au PPRT et mentionne la suppression de trois bacs de stockage, il ne répond pas aux questions posées. Le PPRT, qui a été largement déficient, de par notamment l'absence de prise en compte de certains risques pointés par le rapport, a été élaboré par les services du préfet et adopté par lui (en mars 2014). Mais, là encore, aucune critique n'est directement portée sur sa qualité, ni aucune recommandation n'est faite sur cette question essentielle. Rappelons que la création des PPRT, en tant qu'outil essentiel de prévention des risques, issue de la loi du 30 juillet 2003 dite Bachelot, relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages, fait suite à l'accident AZF…
Loin de remettre en cause la carence de l'administration, le rapport d'inspection considère au contraire que la faute revient à la réglementation : « l'application du principe d'antériorité ou de prescriptions différenciées pour les établissements existants et les nouveaux établissements a pu limiter l'action de l'État (sic) et sa capacité à imposer des mesures utiles de prévention des risques » (p. 32). Tout en reconnaissant quand même que les dispositions régissant ces sites pouvaient « être largement modifiées par arrêté préfectoral » (p. 30). Or rien de la sorte n'a été fait… mais le rapport ne s'interroge pas sur ces déficiences et sur les conclusions à en tirer.
De même, quelques mois auparavant, une note interne de la DGPR précisait que « l'exploitant de ces entrepôts n'a jamais indiqué clairement à l'administration les quantités stockées » mais considérait, avec aplomb, que « ces entrepôts bénéficiaient de l'antériorité au regard de la réglementation des ICPE ». Sans craindre de se contredire aussitôt, elle précisait : « l'établissement était connu sous le régime de déclaration alors même qu'il est vraisemblable qu'il relevait, en fait, du régime de l'enregistrement ». Relever, en fait, du régime de l'enregistrement, va clairement à l'encontre du bénéfice des droits acquis.
Rappelons que le 4 octobre 2019, Patrick Berg, le directeur de la Dreal, avait affirmé lors d'une conférence de presse : « À ce stade, on est sur des produits qui ne justifiaient pas une application des règles qui aboutissent à un classement des produits au titre des installations classées (...) Il n'y a pas d'irrégularité flagrante qui saute aux yeux ». Puis, le 23 octobre, devant la mission d'information de l'Assemblée nationale, il se ravise et pointe alors la défaillance de NL Logistique : « Ils sont juridiquement une installation classée soumise à enregistrement, sauf que, à défaut de s'être manifesté après une modification des textes en 2010, ils sont restés connus chez nous comme ICPE soumise à déclaration ».
La preuve est ainsi rapportée que NL Logistique ne pouvait pas bénéficier du droit d'antériorité. Mais tous ces acteurs administratifs affirment encore de nos jours le contraire, du fait même qu'ils ont totalement failli à leurs obligations en ne contrôlant pas (ou pas sérieusement) cette entreprise, malgré sa situation très vulnérable au sein d'activités Seveso, et alors même que les études de dangers les plus élémentaires, validées par la même administration, auraient dû la prendre en compte.
Nous concluions un article précédent par : « La régression est sans fin ni frein, et l'accident de Lubrizol n'y fera rien. » L'esprit et la teneur du rapport d'inspection de février 2020 ne démentent pas cet état de fait.
Lors de l'incident survenu le 21 janvier 2013 à l'usine Lubrizol de Rouen, des émanations de gaz soufrés extrêmement malodorants ont incommodé de nombreux habitants jusqu'à Paris et jusqu'en Angleterre. À la suite, le Gouvernement avait adressé une instruction aux préfets relative « à la gestion des situations incidentelles ou accidentelles, impliquant des installations classées » en date du 12 août 2014, dans laquelle il est notamment demandé qu'ils fassent en sorte que les exploitants d'établissements classés Seveso seuil haut se dotent d'une « capacité indépendante pour effectuer rapidement des prélèvements et mesures dans l'air environnant en cas d'émission accidentelle ». Ce dispositif aurait été très utile pour l'accident qui est intervenu sur le même site près de sept ans plus tard… mais n'a jamais été mis en place. Si les rapporteurs font référence une fois à cette instruction, ils passent sous silence ce manquement qui, pourtant, a été préjudiciable.
Quelques moins à peine après l'explosion chez Lubrizol, le 23 mars 2020, ce fut une nouvelle explosion, à la suite également d'un incendie, à l'usine Saipol de Grand-Couronne, près de Rouen. Cette usine, classée Seveso, est spécialisée dans la fabrication d'agrocarburants. Déjà, l'année précédente, un incendie s'était déclaré sur le même site. Puis l'année d'avant encore, le 17 février 2018, une explosion d'une gravité extrême avait eu lieu dans l'usine Saipol de Dieppe. L'accident avait fait deux victimes. On ignore encore aujourd'hui les causes précises de ce drame. L'entreprise et un sous-traitant avaient été mis en examen le 24 juillet 2018 pour des faits d'homicide involontaire.
Le tout récent projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique (Asap) va encore renforcer cette situation délétère : l'article 26 permettra aux préfets d'autoriser des travaux de construction industrielle en anticipant sur la délivrance de l'autorisation environnementale nécessaire, à la seule condition que le permis de construire ait été délivré et l'enquête publique réalisée. Il est à craindre qu'on n'en ait pas fini avec des Lubrizol, petits ou grands.
Avis d'expert proposé par Gabriel Ullmann, Docteur-ingénieur chimiste, docteur en droit, expert auprès des tribunaux pour les pollutions et les nuisances, ancien membre du Conseil supérieur des installations classées
Pour Rappel :