7 janvier 2021 Par Laurent Mauduit
Laure de La Raudière est pressentie pour prendre la tête de l’autorité de régulation des télécommunications. Problème : elle a travaillé chez Orange et elle est une proche du pouvoir.
Imagine-t-on un seul instant qu’un influent homme d’affaires ayant travaillé plus de dix ans pour le sulfureux fonds d’investissement BlackRock puisse un jour être porté par Emmanuel Macron à la présidence de l’Autorité des marchés financiers (AMF) ? Ou alors qu’un dirigeant connu du groupe TF1 soit porté dans les mêmes circonstances à la présidence du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ? Ou encore qu’une ex-figure du groupe Sanofi soit nommée à la tête de la Haute Autorité de santé ?
Dans un premier élan, on aimerait apporter une réponse catégorique : non ! Ce serait impensable ! Jamais ! Ce serait un mélange des genres contraire à toutes les règles démocratiques !
Et pourtant, on sait de très longue date en France que ce qui est inconcevable ailleurs, dans de nombreux pays, est ici presque monnaie courante. Et si l’on en cherche une illustration récente, elle est vite trouvée : après avoir cheminé plusieurs années aux côtés d’Emmanuel Macron, la députée Laure de La Raudière, qui a travaillé plus de dix ans pour le groupe Orange, a été choisie par le chef de l’État pour devenir la présidente de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), le gendarme français des télécoms.
Dans les sommets du pouvoir, on fera, certes, valoir que l’impétrante a de remarquables qualités qui correspondent très exactement à celles que l’on est en droit d’attendre du patron ou de la patronne de l’Arcep. Du secteur des télécoms, qu’elle devra réguler si le Parlement ratifie le choix présidentiel, elle n’ignore rien. C’est même sûrement l’une des meilleures expertes du sujet. D’abord, grâce à sa formation universitaire, car après Normale, elle passe par Télécom Paris. Ensuite, par son cursus professionnel, puisqu’elle intègre France Télécom en 1990, et y travaille toujours quand l’ex-groupe public est rebaptisé Orange. Elle ne quitte l’entreprise qu’en 2001.
Au total, Laure de La Raudière passe donc onze ans au sein du groupe Orange – soit beaucoup plus longtemps que ne le suggère sa biographie établie par elle-même pour le site LinkedIn.
Et quand elle quitte l’entreprise, elle ne tourne pas pour autant le dos au secteur. Elle est en particulier directrice générale de 2006 à 2010 de Navigacom, un cabinet de consultants dans le domaine des nouvelles technologies, qui dit fièrement avoir travaillé pour « 70 % du CAC 40 » – et donc vraisemblablement aussi pour Orange.
Et puis, à partir de 2007, quand elle devient députée d’Eure-et-Loir, d’abord sous l’étiquette UMP, puis en 2017, sous l’étiquette LREM, elle ne cesse, d’année en année, de labourer le même terrain, celui des télécommunications, en multipliant les rapports ou les missions sur le sujet. Publié en 2013, et co-écrit avec Corinne Erhel (décédée depuis), un rapport d’information de Laure de La Raudière fait beaucoup de bruit à l’époque, puisqu’il critique vivement de nombreux opérateurs, mais plus particulièrement Free et semble regretter l’accentuation de la concurrence générée par l’arrivée de ce quatrième opérateur dans la téléphonie mobile – ce que l’on n’a visiblement toujours pas digéré au siège du groupe fondé par Xavier Niel.
Plus récemment, en janvier 2020, elle co-écrit avec le député Éric Bothorel un rapport d’information sur la couverture mobile et numérique du territoire dans lequel elle recommande « d’accélérer les déploiements et de conserver l’ambition d’un égal accès à un très haut débit de qualité et du raccordement à la fibre pour tous d’ici à 2025 pour l’ensemble des territoires » et de « faire de la 5G un pari réussi en mobilisant l’ensemble des acteurs ».
En bref, il ne viendra à l’idée de personne de contester la compétence de Laure de La Raudière. Mais voilà, le choix fait par Emmanuel Macron n’en est pas moins très… contestable pour une raison majeure, qui se décline de plusieurs façons : Laure de La Raudière est pressentie pour présider l’Arcep, qui est supposée être une autorité administrative indépendante. Or, tout est là ! La protégée d’Emmanuel Macron peut revendiquer toutes les qualités, sauf celle d’être indépendante. Et si c’est le cas, c’est pour deux raisons principales.
D’abord, il y a donc son long passé comme cadre du groupe Orange, que Laure de La Raudière continue de revendiquer fièrement, comme en atteste le retweet du 21 décembre 2020 (voir capture ci-contre). Ce qui la placerait notoirement en conflit d’intérêts, si le Parlement ratifiait le choix du président de la République. Car, une fois la députée installée à la tête de l’Arcep, si d’aventure elle était appelée à départager un différend entre les divers opérateurs, toutes ses décisions seraient forcément polluées par le même soupçon : n’est-elle pas encline à favoriser son ancienne maison ?
Cette interpellation ne met nullement en question l’honnêteté de l’intéressée. Car qui dit conflit d’intérêts ne dit pas conflit d’intérêts… consommé ! Être en situation de conflit d’intérêts, c’est être en position de rendre une décision frappée du soupçon de partialité. Or, si elle obtient la charge, Laure de La Raudière traînera ce soupçon comme un boulet tout au long de son mandat.
Dès que le choix présidentiel pour l’Arcep a été connu, le patron et fondateur de Free, Xavier Niel, par ailleurs co-actionnaire du Monde, en a d’ailleurs aussitôt tiré parti. Sur BFM, le 4 janvier, il a dit tout le mal qu’il pensait du choix de Laure de La Raudière – et ces mots prennent un relief d’autant plus fort que le même Xavier Niel est un proche d’Emmanuel Macron, qu’il n’a cessé de soutenir.
Lorsque l’on sait que Xavier Niel est l’un des principaux soutiens d’Emmanuel Macron dans la vie des affaires, sa colère prend un relief inattendu. « Nommer à la tête d'une autorité indépendante quelqu’un qui a bossé quinze ans chez Orange, cela me paraît assez surprenant », a-t-il tempêté, avant de dénoncer « le fait du prince ».
Et pour livrer le fond de sa pensée, Xavier Niel a encore ajouté cette remarque assassine : « Je ne suis pas sûr que Donald Trump lui-même aurait osé faire un truc pareil aux États-Unis. »