Par Daniel PAUL le lundi 30 avril 2012, 09:57 -
Extrait du livre de Jean-Marie Pelt « La raison du plus faible » (avec la collaboration de Franck Steffan) Fayard 2009 pages 20-23.
« Le XXème siècle et plus encore le début du nôtre ont fait la démonstration que la puissance politique est de plus en plus tributaire du pouvoir économique. Naguère, la culture était source de prestige d’un pays, comme la France de Voltaire ou la Prusse de Frédéric II ; aujourd’hui, c’est la bonne tenue du monde des affaires. On est désormais entré dans l’ère de la mondialisation, figurée par l’omniprésence et l’omnipotence des grandes multinationales dans le paysage économique de la planète.
Alors que la carte des états et des nations semble arrêtée, et même en voie d’émiettement – il n ‘est que de voir la balkanisation de la Yougoslavie, l’éclatement de l’empire soviétique, le déchirement qui oppose les communautés linguistiques en Belgique, etc. -, le pouvoir économique évolue en sens contraire, se concentrant sans cesse davantage. Cette globalisation de l’économie, décidée par on ne sait trop qui – en tout cas, pas par des politiques -, n’est nullement accompagnée par une mondialisation politique, d’où l’impuissance des Etats, fussent-ils les plus grands, à maîtriser des mécanismes financiers planétaires souvent obscurs et qui échappent de plus en plus à leur contrôle.
Les institutions financières elles-mêmes peuvent appeler à l’aide les états, implorant leur bénéfique intervention quand tout va mal, comme on l’a vu lors de la crise de l’automne 2008. Car c’est désormais le monde de l’argent qui tient les rênes de la puissance, imposant ses conditions aux Etats pulvérisés en une mosaïque aux traditions et règlementations souvent contradictoires.
La manière dont la firme Monsanto a imposé au monde entier les OGM en est une illustration. Deux combats, deux victoires !
Le premier combat consista à faire admettre par la communauté internationale le bien-fondé du brevetage des êtres vivants, condition indispensable pour protéger par des brevets les fameux OGM. Le second fut de commercialiser ces OGM dans le monde entier sans en évaluer au préalable, par les méthodes usuelles de la pharmacologie et de la toxicologie, les éventuels effets négatifs sur la santé.
On pourrait ajouter à ces deux victoires une troisième : celle d’être parvenu à rendre illicite l’échange des semences entre agriculteurs, conformément à l’antique privilège reconnu de tout temps aux paysans, leur permettant de réutiliser mais aussi d’échanger leurs propres semences. Ce que Monsanto interdit formellement, estimant que, même achetées, celles-ci restent siennes ! L’objectif de la multinationale est clair et a le mérite de la franchise : nourrir le monde entier grâce à ses semences tout en interdisant la reproduction, c’est-à-dire détenir à titre exclusif un pouvoir de vie ou de mort et une arme de dissuasion à portée universelle, car qui oserait cracher dans la main qui le nourrit ?
Quels moyens, pour les agriculteurs et les consommateurs, de s’opposer à un tel pouvoir ? Pourtant, face à ces ambitions démesurées, ‘aucuns ont réagi. Malgré plus de dix ans d’un lobbying forcené, les OGM ne sont toujours pas parvenus à s’implanter en Europe. Les consommateurs, ceux qui sont au bout de la chaine alimentaire, les faibles, donc, se sont ligués, manifestant sondage après sondage une opinion globalement défavorable aux OGM.
Jusqu’ici, David a su résister à Goliath. Mais les consommateurs sont-ils bien à l’extrémité de la chaine alimentaire ? Ou, quand ils décident souverainement de leurs achats, ne seraient-ils pas au contraire les détenteurs du pouvoir en dernière instance, celui de répondre par oui ou par non aux pressantes avances que leur adresse la multinationale ? Ces consommateurs ont su réagir. Ils ont réclamé et obtenu l’étiquetage des produits contenant des OGM. Ils n’en veulent pas. Ils leur ont dit non.
Finalement, comme dans la fable du lion et du scorpion, qui est ici le fort, qui le faible ? La Fontaine, pour sa part, semble hésiter. Dans Le Loup et l’Agneau, il ouvres son propos en assenant cette évidence : « La raison du plus fort est toujours la meilleure » ; le loup dévore l’agneau et la messe est dite. Mais les rapports s’inverse dans Le Chêne et le Roseau où le plus faible n’est pas du tout celui qu’on pense. Puis le fabuliste relativise la force des forts lorsqu’il montre, dans Le Lion et le Rat, qu’ « on a toujours besoin d’un plus petit que soi » ;que ferait en effet le lion pris dans ses filets si, en les grignotant, le rat ne lui rendait la liberté ?
Le langage courant résume les lois de la nature et de la société en formules lapidaires : « Je fais ma place au soleil, quitte à te faire de l’ombre », Ôte-toi de là que je m’y mette », etc. Ce « chacun pour soi » se traduit, dans le parler trivial, par : « ce n’est pas mon problème », ou encore : « J’en ai rien à cirer… ». En termes plus choisis, le libéralisme se fonde sur la seule réussite individuelle. Il est fils de l’individualisme qui sous-tend la pensée des Lumières, où le citoyen est adulé et la communauté suspectée. Telle semble être encore la matrice de nos sociétés. »
Jean-Marie PELT