Lors d’une rencontre à Venise, des magistrats italiens et français ont comparé les systèmes des deux pays de lutte contre les délits environnementaux, tels ceux de l’amiante ou de l’uranium appauvri. Devant la progression de ces délits, de plus en plus liés à des organisations criminelles, ils plaident pour une coordination pénale européenne.
IAES - 17 mai 2012
DÉCLARATION DE VENISE
Un colloque sur l’amiante intitulé "Exposition à l’amiante, nouvelles frontières pénales et nouveaux horizons thérapeutiques", a été organisé le 3 avril 2012, par l’Académie Internationale des Sciences de 1’Environnement (IAES) de Venise, et a donné lieu notamment à un exposé totalement différent des conditions dans lesquelles la justice est rendue en Italie ou en France dans cette même affaire de santé publique : l’exposition à l’amiante des salariés italiens des usines Eternit-Italie et celle des salariés français dans les mêmes usines Eternit- France.
Le procureur de Turin Mr Guariniello qui a instruit l’affaire d’amiante concernant plusieurs usines Eternit Italie, a obtenu la sentence de 16 ans de réclusion de deux dirigeants de cette société , qui avaient exposé sciemment ses salariés au danger des fibres d’amiante. Celui-ci a expliqué les conditions dans lesquelles il a pu mener à bien l’instruction de ce dossier pendant plusieurs années jusqu’à ce jugement récent, soit :
- l’indépendance totale des procureurs italiens du politique qui lui permet de se saisir de sa propre initiative et instruire un tel dossier qui de plus met en cause des industriels au plus haut niveau (les juges d’instruction ont été supprimés dans ce pays en 1989) ;
- les moyens importants qu’il a pu mettre lui-même à sa disposition pour instruire cette affaire : création d’une équipe de magistrats dédiée à cette procédure sous la direction de ce procureur, d’une équipe de policiers spécialisés en santé et environnement sous sa direction exclusive et d’une équipe d’experts médecins et scientifiques indépendants qui ont créé avec le procureur un observatoire des pathologies professionnelles ;
- l’adaptation de la jurisprudence de la Cour de Cassation italienne concernant ces infractions qu’on appelle en France non intentionnelles (homicides et blessures involontaires ) en infractions délibérées , qui sont différentes selon l’identification des niveaux croissants d’intensité d’intention frauduleuse : soit le dol éventuel , le dol direct ou le dol intentionnel , passible alors pour ce dernier de peines de réclusion criminelle. Cette adaptation jurisprudentielle a été transposée dans la loi.
Celui-ci a expliqué les relations intéressantes et efficaces notamment par commissions rogatoires internationales avec la juge française présente au colloque qui lui avait transmis par cette voie copie de son propre dossier Eternit.
Il a évoqué également la collaboration excellente avec le Procureur de Marseille dans l’affaire des prothèses mammaires françaises P.I.P, qui ont été posées également à des femmes italiennes.
Mr Guariniello a regretté l’absence de création en Italie d’un pôle de santé publique comme en France et espéré la création d’un parquet national italien puis européen d’environnement et santé. En effet a-t-il dit « Aujourd’hui, le crime voyage à la vitesse de la lumière, alors que la justice voyage encore en diligence ».
Le juge d’instruction Marie-Odile Bertella - Geffroy, coordonnatrice du pôle de santé publique de Paris, chargée d’instruire les dossiers d’amiante en France, a décrit comme en miroir à l’intervention du procureur de Turin les éléments suivants :
- l’indifférence voire l’opposition du parquet français qui contrairement au parquet italien est dépendant directement du ministère de la justice , à l’instruction de tels dossiers de santé publique et environnement , qui sont pour le Ministère Public français trop complexes et spécialisés, avec de trop nombreuses victimes et qui nécessitent trop de moyens et trop de délai d’instruction ;
- l’isolement du juge et son manque total de moyens propres malgré la création d’un pôle de santé quasi national , et sa dépendance vis à vis du nombre des enquêteurs de police judiciaire affectés à un dossier , policiers ou gendarmes , qui malgré leur nom de police judiciaire, restent même pour de telles enquêtes sous la direction du Ministère de l’Intérieur . C’est celui-ci en effet qui décide de l’ampleur des moyens à donner pour les commissions rogatoires à exécuter pour telle ou telle affaire de tel juge d’instruction . Or, la santé publique et l’environnement ne se trouvent pas être une priorité pour ce ministère ni pour quelques chefs d’offices nationaux, offices pourtant créés alors pour effectuer les enquêtes concernant précisément les affaires de santé et d’environnement ;
- l’inadaptation des seules qualifications juridiques d’homicides et blessures involontaires applicables dans ce type de dossier comme celui de l’amiante. Une récente loi dite loi Fauchon , a rendu ces infractions encore plus difficilement applicables aux catastrophes sanitaires et a eu pour effet les contestations presque systématiques de son application par les avocats de la défense ; il y a lieu également de regretter la non prise en compte en France du caractère collectif de ces catastrophes, appréhendées sur le plan juridique comme une succession d’accidents individuels .
Cette juge d’instruction a évoqué d’autres dossiers de santé publique qui sont communs notamment avec l’Italie , tel le dossier pénal de l’affaire du syndrome des Balkans lié au danger de l’uranium appauvri, subi aussi bien par les militaires français que par les militaires italiens qui étaient sur place, ou les militaires belges ou portugais ou américains.
Elle échangerait volontiers le pôle santé de Paris, qui n’est dans les faits qu’une vitrine, contre les conditions d’indépendance et de moyens juridiques et matériels des procureurs italiens. Mais il y a mieux qu’échanger : mettre en commun nos points forts dans des institutions européennes , Parquet- Instruction , et juridictions de jugement.
En effet « les catastrophes sanitaires et environnementales n’ont pas de frontière et la justice se doit d’être impartiale et égale pour tous », a-t-elle conclu.
« La différence entre l’Italie et la France, c’est l’indépendance des procureurs » a indiqué le procureur Guariniello
Les avocats italiens et français ont pu exprimer leur action commune que ce soit à l’occasion du procès italien Eternit de Turin au cours duquel l’un des avocats de victimes d’amiante françaises a pu plaider , ou par la création d’un inter forum regroupant les avocats et acteurs des procès de santé publique et environnement dans différents pays d’Europe et du monde . Il est rappelé à ce propos que la société Eternit s’est implantée au Maghreb et en Amérique du Sud et que les contaminations continuent encore actuellement. Elles continuent également dans nos pays européens notamment lors d’opérations de désamiantage effectuées en dehors des règlementations.
Plusieurs intervenants médecins et scientifiques italiens ont plaidé pour une mise en commun en Europe des résultats épidémiologiques nationaux concernant les pathologies de l’amiante et pour la nécessité d’une pratique médicale et d’une recherche communes européennes , notamment sur la détection plus précoce des pathologies professionnelles liées à l’amiante et principalement du mésothéliome, cancer incurable spécifique à l’amiante , qui s’il est diagnostiqué tôt, peut aujourd’hui prolonger de façon importante la survie des personnes atteintes de cette maladie de l’amiante. L’importance de la création d’un observatoire des pathologies professionnelles révèle une vraie synergie entre la justice et la médecine en Italie.
Ces projets ont eu l’assentiment du Ministre de la Santé italien, le Professeur Renato Balduzzi, invité à ce colloque, qui est intervenu en exprimant sa profonde conviction de cette nécessité de communauté européenne des scientifiques et médecins notamment sur certaines pathologies pour lesquelles il n’y a actuellement pas de guérison possible.
Projet de création d’un Tribunal international de la santé
Le Professeur Abrami , magistrat honoraire de la Cour de Cassation, Président de l’IAES de Venise "Jean Monnet Chair", Professeur émérite de l’Université de Nova Gorica, auteur de nombreux ouvrages sur l’environnement , notamment le livre Histoire, Science et droit communautaire de l’environnement, considéré en Italie comme la Bible de l’environnement, a été l’organisateur du colloque, et porte depuis plusieurs années avec l’ IAES qu’il dirige, les projets de création d’un Tribunal Pénal Européen de l’ Environnement et de la Santé, qui sera suivie, après les créations qui sont en cours d’autres tribunaux regroupant plusieurs pays, comme celui de l’Amérique du Sud, d’une Cour Pénale Internationale de l’Environnement et de la Santé, pour une prévention des catastrophes environnementales et sanitaires et pour une justice égale pour tous quelque soit la nationalité des prévenus ou celle des victimes , lorsque ces drames auraient pu être évités , entrainant des responsabilités et des sanctions.
Ce Professeur est intervenu au colloque pour indiquer que le rapprochement des conditions de travail et d’efficacité des magistrats en Europe est on ne peut plus nécessaire et urgent en prenant cet exemple qui vient d’être cité d’ une même affaire de santé publique avec le même nombre de victimes et les mêmes prévenus , les uns belge et suisse , les autres français de la même société Eternit , traités différemment selon qu’ils soient d’un coté ou de l’autre des Alpes dans ces deux justices si différentes, italienne et française. Il soutient également depuis longtemps la mise en commun européenne de l’épidémiologie et de la recherche dans le domaine de ces pathologies mortelles.
Ce projet de tribunal européen est suivi depuis plusieurs années, avec une grande attention par l’Union Européenne, notamment par la Commission Environnement. Cette Commission Européenne a récemment déclaré que « la création soit d’une Chambre spécialisée au sein de la Cour de Justice Européenne soit d’un tribunal spécialisé attaché au Tribunal de l’Union Européenne, avec une compétence juridictionnelle sur les affaires environnementales et de santé, pourrait être réalisée à moyen terme » ;
En effet, a poursuivi le Professeur Abrami, « les délits environnementaux et de santé publique apparaissent de plus en plus liés aux organisations criminelles agissant souvent au niveau européen et international, et que pour ces raisons il apparait de plus en plus urgent que soit créé un organe de contrôle qui soit en mesure d’agir surtout dans un but de prévention, avec des exigences de coordination au niveau judiciaire national et européen ; de même qu’ un organe d’enquête et un organe de jugement appliquant le principe de subsidiarité , soit un Tribunal Pénal Européen de l’ Environnement et de la Santé ».
Les membres de l’assemblée se sont accordés pour dire qu’un premier acte important pourrait être la création en Italie du Parquet National de l’Environnement et de la Santé, à l’image du parquet anti-mafia italien, création qui pourrait être décidée également dans les autres pays de l’Union Européenne , et qu’il apparait nécessaire de promouvoir la création d’un Parquet Européen de l’ Environnement et de la Santé.
L’assemblée a ainsi demandé
- la création du Parquet National italien de l’ Environnement et de la Santé, premier acte vers la la création du Parquet Général Européen de l’Environnement et de la Santé ;
- la création d’un Comité pour l’étude et l’élaboration de toutes les actions nécessaires pour soutenir les projets des juridictions européennes et internationales de l’environnement et de la santé , en tenant compte de l’importance de la collaboration de l’IAES avec les instances européennes et internationales , et de son acquis d’expérience et de connaissances dans ces domaines ;
- la promotion d’études interdisciplinaires,européennes et internationales sur les pathologies professionnelles et environnementales;
Venise, le 3 avril 2012
Auteurs de la présente déclaration :Prof. Antonino Abrami, Président de l’Assemblée, Dr. Raffaele Guariniello, Procuratore della Repubblica di Torino, Mme Marie-Odile Bertella-Geffroy, Vice Présidente du Tribunal de Grande Instance de Paris, chargée de l’instruction au pôle de santé publique.
Contact : Académie internationale des sciences de l’environnement
Photo : PCinpact
Source : http://www.reporterre.net/spip.php?article2943