23/10/2012 Pierre MAILHARIN
Elle est au ferroviaire ce qu’Usain Bolt est à la piste : une prouesse humaine, qui n’en finit plus de fasciner. La “Grande vitesse” subjugue. Ou désespère.
Pour battre ses records, la sprinteuse du rail a besoin de voies dédiées, quitte à fendre d’un trait les espaces patrimoniaux les plus sensibles. Le Pays Basque en est un. Depuis dix ans, il fait partie d’un projet de l’entreprise publique Réseau Ferré de France (RFF) visant à doter le tronçon Bordeaux-Hendaye d’une Ligne à grande vitesse (LGV) en 2 020.
Cette éventualité suscite la colère d’une partie de la population et des élus, quand d’autres défendent bec et ongle la construction. Le débat est passionnel. Et complexe. Le JPB plonge dans les entrailles du bolide pour tenter de sonder ce qu’il a dans le ventre. En clair : à quoi sert-il et apportera-t-il quelque chose au Pays Basque ?
Image et mirage
Impossible d’ausculter l’engin sans prendre en compte sa parure symbolique : la grande vitesse fait rêver de nombreux élus, qui se l’arrachent. “Elle renvoie à une image de modernité”, confirme la chercheuse Marie Delaplace (voir ci-contre). La CCI décline l’argumentaire de prestige dans son plaidoyer pro-LGV de février 2012, y accolant les notions “de dynamisme et d’attractivité”. André Garreta va plus loin, reléguant quasiment les anti au statut d’arriérés. “Le progrès est toujours perçu avec crainte et défiance”, souligne-t-il. Le maire de Guéthary Albert Larrousset le dit à sa manière : “Le Pays Basque n’a pas besoin de rester une région de Gaulois ou d’Indiens. S’il veut se développer, il lui faut la LGV”.
Une lecture tout à fait irrationnelle, selon Jacques Saint-Martin, ancien président de la CCI : “Dans les années 70-80, nous n’avions pas d’avions pour aller de Bayonne à Paris. On en attendait beaucoup. Lorsque la ligne est arrivée, elle n’a pratiquement rien apporté”, se souvient-il.
Vitesse et précipitation
Les concepts de progrès et de modernité sont subjectifs. RFF y place la réduction de la durée des trajets. Aller toujours plus vite, mais pour quoi faire ? L’enjeu est sociétal et transcende les courants. Le maire UMP de Bassussarry Paul Baudry compare ce débat à celui sur le temps de présence des enfants à l’école. “On met en avant la vie de l’Homme. Vouloir aller toujours plus vite, je ne pense pas que ce soit bénéfique pour lui”.
Dans le monde actuel, l’argument a tout de même du poids. Plutôt que de le rejeter en bloc, les opposants parlent de “vitesse raisonnée”, atteignable avec un aménagement des voies existantes sur l’ensemble du parcours. Victor Pachon, du Collectif des associations de défense de l’environnement (Cade), note que “le gain de vitesse de la LGV ne serait alors que de 4 minutes entre Bordeaux et Bayonne”. Une fiche présentée par RFF lors du débat public de 2006 le confirme : 1 h 19 avec aménagement, 1 h 15 avec la LGV.
Sur le site du projet, RFF revendique cependant un trajet en 58 minutes. “Il s’agit d’un train théorique, qui ne s’arrêterait pas à Dax ni à Mont-de-Marsan”, réfute V. Pachon. Un document daté de septembre 2011 évoque, lui, 1 h 10, cette fois avec escale. Sollicitée pour plus de précision, la direction de RFF n’a pas souhaité s’exprimer. Ni sur ce sujet, ni un autre.
Saturation de chiffres
Le développement du trafic de marchandises (fret) sur la nouvelle voie rapide, est l’une des justifications majeure au projet. Une vision de la modernité, qui se trouve cette fois partagée par les frondeurs, mais sur la ligne existante.
RFF considère, lui, que la saturation de la voie actuelle Bayonne à Hendaye sera effective en 2 020 et nécessite donc la construction de la LGV pour cette échéance. La prévision a été contestée dès le début par les opposants, engendrant un débat très technique.
On s’en tiendra aux études successives, qui révèlent la surestimation des chiffres par RFF. Lors du débat public, l’expertise de SMA-Progtrans avait jugé “optimiste” les prévisions de l’entreprise, l’enjoignant à tabler sur “des hypothèses plus prudentes”. En 2009, l’étude Citec, du nom du cabinet suisse mandatée par des élus opposés à la LGV, avait conclu que la ligne “pourra techniquement supporter l’ensemble du trafic prévu durant près d’un demi-siècle”. Un troisième avis, rendu de manière officielle par le CGEDD en 2011, à la demande de l’ex-ministre des Transports Nathalie Kosciusko Morizet, a désavoué RFF, faisant état d’une saturation “au plus tôt” en 2 027 (“au plus tard” en 2 035).
Une confusion qui n’effraie pas le maire de Bayonne Jean Grenet : “On peut parler des voies entre Bayonne et la frontière. Mais avec tous les trains de voyageurs arrivant à Bayonne, lignes à grande vitesse, TER, tram-train Dax-Saint-Sébastien (en projet, ndlr), la ligne de Pau, celle de St Jean-Pied de Port, le fret international ne passe déjà plus. On arrive dans un entonnoir. La voie nouvelle est indispensable pour acheminer le fret”.
Irrigation incertaine
La modernité, c’est enfin l’avantage économique supposément engendré par la Grande vitesse pour les territoires. La CCI évoque un “puissant facteur de développement pour l’ensemble de nos entreprises et de nos filières économiques”. Faux, lui rétorque Victor Pachon, qui annonce une irrigation des territoires à deux vitesses : “Sur les lignes déjà réalisées, cela se traduit par le déclin des villes moyennes et des petites, où le train s’arrête moins (ce qui sera aussi le cas de Bayonne selon lui, ndlr). Sur la Paris-Lyon, ça été la fin des haricots pour Montchanin, Le Creusot, Macon… au profit des villes de la taille de métropoles européennes”. Dans le cas de Bordeaux-Hendaye, l’essentiel de l’apport économique serait donc à prévoir pour Bordeaux, qui aspirerait les emplois tertiaires de la Région via la construction de son pôle Euratlantic autour de la gare.
Malgré ce risque, Jean Grenet croit à l’intérêt économique de la LGV pour l’extrême sud-ouest de l’Hexagone : “Si la LGV n’irrigue pas le sud des Landes et le Pays Basque, cela aura des conséquences négatives. Mont-de-Marsan et Agen ont failli crever car ils n’étaient pas desservis par des moyens de transports”.
La vérité est peut-être entre les deux : Marie Delaplace estime que la LGV peut accentuer le dynamisme d’un territoire, mais n’a pas d’effets positifs automatiques. “Et de très nombreuses villes non desservies par la LGV s’en sortent très bien”, tranche la chercheuse.