Une réclame du groupe Eternit à la grande époque de l'amiante.
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Le 02 janvier 2014 par Marine Jobert
Jamais des responsables de premier plan dans le scandale de l’amiante n’ont comparu devant des juridictions françaises. Dix-huit ans après les premières plaintes, une première affaire devrait être renvoyée devant une juridiction pénale, dans le dossier Eternit. Un changement d'époque.
Année après année, les victimes de l’amiante arrachent devant les juridictions civiles et prud’homales la reconnaissance et l’indemnisation de leur exposition à l’amiante, au prix de novations jurisprudentielles audacieuses, comme la construction du préjudice d’anxiété. Mais aucune juridiction pénale française ne s’est jamais penchée sur les responsabilités des plus hauts dirigeants et des décideurs politiques qui ont laissé prospérer, en dépit des alertes sanitaires lancées dès les années 1950, cette fibre minérale qui lacère les poumons des personnes exposées. Elle est pourtant jugée responsable de 10 à 20% des cancers du poumon et pourrait provoquer 100.000 décès en France d'ici 2025, selon les autorités sanitaires.
Une pudeur que n’a pas eue l’Italie: en juin dernier, la cour d’appel de Turin condamnait à 18 années de prison ferme Stephan Schmidheiny, ex-actionnaire d’Eternit Italie, jugé responsable de «catastrophe sanitaire et environnementale permanente» et d’infraction aux règles de la sécurité au travail dans les usines italiennes de produits à base d’amiante-ciment (tubes, plaques, etc.) dont il assurait la direction de 1976 à 1986.
La France pourrait pourtant s’engager dans la même voie: dans une note confidentielle divulguée par Le Figaro, le procureur de la République de Paris, François Molins estime que l'instruction judiciaire qui vise des dirigeants de premier ordre de l’entreprise Eternit France (premier producteur français d’amiante-ciment dans les années 1970) sera close «au cours du premier semestre 2014». Un procès pourrait se tenir début 2015 devant un tribunal correctionnel.
Président du directoire
Une première victoire pour Jean-Paul Teissonnière, avocat historique de l’amiante: «Jusqu’à présent, la responsabilité était recherchée du côté des contremaîtres et jamais au-delà des chefs d’établissement, à qui on infligeait tout au plus des peines d’amende. Là, c’est le président du directoire, situé à l’échelon le plus élevé, qui est poursuivi», explique-t-il au Journal de l’environnement. L’avocat déplore que les incriminations pénales en vigueur en droit français soient «moins sévères et moins précises» que celles en vigueur en Italie, mais il se félicite que la responsabilité pénale d’un dirigeant de haut niveau soit engagée: «C’est symboliquement très important».
Le 10 décembre 2013, la cour de cassation a en effet confirmé la mise en examen, pour «homicides et blessures involontaires», de Joseph Cuvelier, qui dirigea le groupe Eternit de 1971 à 1994. Il lui est reproché l'absence de mesures de sécurité nécessaires pour protéger les salariés de l'exposition aux fibres d'amiante dans 5 usines du groupe: à Vitry-en-Charollais (Saône-et-Loire), Valenciennes-Thiant (Nord), Caronte-Martigues (Bouches-du-Rhône), Albi (Tarn) et Saint-Grégoire (Ille-et-Vilaine). Il rejoindra sur le banc des prévenus 5 autres dirigeants de l’entreprise.
Amisol
Segmenté en autant de dossiers qu’il y avait d’entreprise productrices ou utilisatrices d’amiante, le parcours judiciaire des affaires liées à l'amiante -étendu sur plus de 30 ans- pourrait se poursuivre devant une cour d’assises cette fois-ci. En effet, Claude Chopin, dernier dirigeant d'Amisol (une manufacture d'amiante de Clermont-Ferrand fermée en 1974) a été mis en examen en 1999 pour «empoisonnement». La cour d'appel de Paris a prononcé un non-lieu en février 2013, mais l’affaire sera examinée par la cour de cassation dans les mois à venir.
Comité permanent amiante
Un autre procès de premier plan se tiendra vraisemblablement en 2015: celui de 9 dirigeants politiques, de scientifiques, d’industriels et de hauts fonctionnaires impliqués au plus haut niveau dans le dossier amiante, poursuivis pour «homicides et blessures involontaires». La cour de cassation a invalidé le 10 décembre 2013 l'annulation de leur mise en examen, dont celle de Martine Aubry, en qualité de directrice des relations du travail de 1984 à 1987.
La cour de cassation souligne notamment que «l'usage contrôlé de l'amiante (…) dont la réglementation et la surveillance au regard du risque relevaient de la direction des relations du travail a été maintenu jusqu'au décret d'interdiction du 24 décembre 1996, bien que l'amiante ait été classé comme étant cancérogène pour l'homme par le Centre international de recherche sur le cancer depuis 1977, et qu'en 1982 la conférence de Montréal ait indiqué que les valeurs-limites d'exposition ne protégeaient pas du risque de cancer. La France s'est opposée en 1986 à la proposition d'interdire l'amiante faite par l'agence américaine de protection de l'environnement; puis, en 1991, au projet de directive de la Commission européenne tendant, à l'initiative de l'Allemagne, à une interdiction globale» La cour de cassation ajoute que «ces prises de position faisaient suite, l'une au dépôt d'un rapport, l'autre à la transmission d'un avis du Comité permanent amiante[1]qui s'était montré très actif pour défendre l'«usage contrôlé» de l'amiante dont il ne contestait pas le caractère cancérogène».
Partisan de la notion de «crime industriel» (qu’il a développée dans un entretien accordé au JDLE), Jean-Paul Teissonnière se félicite de la tenue de ces procès, «qui montrent plusieurs facettes d’un même problème». A savoir que «le crime industriel est rendu possible par la complaisance des pouvoirs publics. En décortiquant ces rapports entre l’Etat et l’industrie, on touche aux fonctionnements pernicieux qui ont permis ces catastrophes sanitaires».
[1] Il s’agit d’une instance de concertation fantoche, montée par les industriels en 1982 pour freiner au maximum les réglementations visant l’amiante.
Source : http://www.journaldelenvironnement.net/article/2014-l-annee-de-l-amiante-en-france,41245?xtor=EPR-9