Pour Catherine Le Gall, journaliste et autrice de l’Imposture océanique, le concept d’économie bleue s’est imposé comme un modèle durable d’exploitation des océans alors que ceux-ci seraient déjà à bout de souffle. Selon elle, cette approche économique de la protection des mers a été insufflée par les grands intérêts capitalistes, qui défendent le développement d’activités maritimes au détriment des pêcheurs et des communautés locales.
Catherine Le Gall Journaliste et autrice
Le 14 janvier 2022
Dans votre livre, vous regrettez que les pêcheurs soient la cible de nombreuses campagnes pour la protection des océans. Pourquoi font-elles fausse route d’après vous ?
Les pêcheurs sont la cible récurrente de campagnes d’ONG pour la protection des mers. Il est vrai que la surpêche existe et que les pêcheurs ont des efforts à faire au niveau de la gestion des stocks. Il est vrai qu’ils doivent aussi améliorer leurs pratiques de pêche pour qu’elles deviennent plus durables. Mais les campagnes qui visent exclusivement les pêcheurs éludent le fait que la dégradation des stocks halieutiques peut être due à d’autres causes comme l’impact des pesticides sur le plancton, le rejet de nombreux polluants, et l’impact des émissions carbone sur les équilibres océaniques.
Il ne faut pas occulter tous les facteurs terrestres, et toutes les pollutions qui sont déversées en mer qui ont des conséquences sur les stocks halieutiques, et sur les océans en général.
Les aires marines protégées (AMP) sont aujourd’hui l’un des principaux outils de protection des océans. Sont-elles efficaces ?
En effet, les AMP se multiplient. Emmanuel Macron a même annoncé qu’elles devraient couvrir 30% des surfaces des mers. Mais le problème des AMP est qu’elles préservent une partie des océans mais pas l’entièreté : une région est protégée, quand le reste est condamné. Les AMP restent compatibles avec un modèle économique capitaliste et extractiviste. Par exemple, dans la zone Clarion-Clipperton, où il y a des gisements de nodules polymétalliques, des AMP sont créées et dans le même temps, des permis sont octroyés pour exploiter les fonds marins. On sanctuarise une petite partie de la mer pour sacrifier l’autre. De plus, les AMP reposent sur un système de gouvernance participative qui demande un long travail avec les populations en amont, rarement mené. Les nombreux conflits d’usage qui existent en mer – entre les plaisanciers, les pêcheurs, le fret maritime, les énergies renouvelables, les ONG – se prolongent au sein des AMP.
Il arrive que les touristes puissent entrer dans une AMP tandis que les pêcheurs, qui y avait une activité traditionnelle, en sont évincés. Or le tourisme a aussi un impact très important sur le milieu marin, souvent sous-évalué. Enfin, les AMP ne protègent pas des problématiques réelles, elles ne sont un rempart ni à l’eutrophisation, ni à l’acidification des océans due aux émissions de gaz carboniques, ni à la pollution terrestre (à l’origine 80% de la pollution maritime). Les AMP sont aussi polluées que le reste des mers et n’apportent aucune solution globale au problème.
Depuis quelques années, l’idée d’une « économie bleue » s’est imposée comme modèle de développement. De quoi s’agit-il ?
Le concept d’économie bleue est né en 2012 lors d’un sommet climatique où la question de la mer était très présente, notamment portée par les petites îles menacées de submersion. Les décideurs s’en sont emparés et ont formulé une réponse en appliquant le concept de développement durable aux océans. L’« économie bleue » suppose qu’on peut continuer à développer une économie en mer sans épuiser les ressources maritimes.
Le problème est que ce concept, tout comme celui de développement durable, contient une injonction contradictoire : continuer à exploiter de façon infinie des ressources limitées, tout en préservant ces ressources finies. C’est un modèle qui repose sur le rapprochement de principes incompatibles, le développement de l’économie et sa durabilité, sans jamais expliquer comment faire. Or, les ressources maritimes ne sont pas illimitées, les écosystèmes sont épuisables. Il y a une contradiction irrésolue.
D’où vient cette contradiction originelle ?
Dès le départ, les intérêts économiques ont été très présents dans la construction de la politique climatique internationale. Dès 1992, la présidence du Sommet de la Terre est accordée à Maurice Strong, qui a fait carrière dans les hydrocarbures, secondé par Stéphane Schimidheiny, qui lui a fait fortune dans l’amiante. Ce dernier rassemble alors 50 grands dirigeants de grandes entreprises (notamment pétrolières) pour réfléchir à un récit sur le climat. S’ils reconnaissent que leurs activités sont en partie à l’origine de la pollution, ils se posent très vite comme des acteurs incontournables de la protection de l’environnement. Ils développent alors une vision libérale de l’écologie qui repose sur l’absence de mesures contraignantes, l’absence de réglementation des États et des mécanismes de marché pour protéger la nature.
Ces grands principes ont eu tellement de succès qu’aujourd’hui ils sculptent les décisions en matière de politique climatique. Ils ont infusé dans toutes les strates de la société par l’intermédiaire de lobbies, de fondations philanthropiques et à travers le financement de grandes ONG, qui reprennent à leur compte une approche économique de l’écologie. Le développement durable, comme l’économie bleue défendent une écologie de marché qui met en œuvre une vision utilitariste de la nature. C’est comme ça qu’aujourd’hui, les marchés du carbone sont devenus l’un des principaux outils de la politique climatique internationale.
Donner une valeur marchande à la nature et en particulier aux océans, n’est-ce pas une façon efficace de les protéger ?
La monétisation de la nature et sa financiarisation, qui présenteraient l’avantage de rendre la nature plus visible, reposent sur une vision très anthropocentrée du monde. La nature serait là avant tout pour rendre des services écosystémiques aux humains. Il me semble que cela pose un problème philosophique majeur. Mais au-delà de ces questions éthiques, donner une valeur à la nature s’avère contre-productif. En effet, financiariser la nature, c’est la rendre attractive et faire appel aux capitaux privés pour en assurer la protection. Or la nature est un bien commun qui devrait être protégé par les politiques publiques et non pas par le secteur privé.
Cela ouvre la voie à de nombreuses dérives. En l’occurrence, monétiser la nature permet de la couper en petit bout, en actifs financiers, de la vendre et de promettre à un investisseur un retour sur investissement. On a ainsi attribué un prix aux mangroves, ou aux baleines qui séquestrent du CO2. Cette vision considère que la nature est à vendre, et comporte un risque d’accaparement des espaces naturels par les capitaux privés, au détriment des communautés locales qui en tirent leur subsistance.
Une bonne manière d’accélérer la transition n’est-elle pas de mobiliser les intérêts économiques ?
Non, au contraire ! L’horloge économique ne répond pas du tout à l’urgence climatique. À aucun moment les marchés n’apportent une réponse à la surexploitation des ressources maritimes, à la pollution des mers, et les émissions de gaz à effet de serre ne se réduisent pas. La vision libérale ralentit même la réponse politique. Ainsi, derrière le concept de « neutralité carbone » se cache le fait que les industries polluantes peuvent continuer à exercer leurs activités sans remettre en question leur modèle.
Au lieu de leur imposer de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, on parle de captation du CO2 dans l’air et de sa réinjection dans les sous-sols, et notamment dans les fonds marins ! Ce modèle est totalement inopérant d’un point de vue écologique. Le système de compensation carbone, qui repose sur la vente de crédits carbone, par exemple en monétisant les services écosystémiques rendus par les mangroves, empêche de questionner l’existence et le fonctionnement des industries les plus polluantes. Le problème est que cette approche de l’écologie s’est imposée dans les esprits et les discours. La financiarisation de la nature n’est plus discutée sur la place publique. Pour protéger véritablement les mers, il est primordial de s’emparer à nouveau de la réflexion écologique.
Propos recueillis par Aurélie Darbouret
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