Dans une tribune au « Monde », l’inspecteur général des finances honoraire Patrice Cahart pointe les ratés préoccupants dans le déploiement des « compteurs intelligents » et s’interroge sur son utilité.
LE MONDE | 05.10.2017 à 10h30 |
Par Patrice Cahart (Inspecteur général des finances honoraire)
Tribune. La pose de compteurs Linky dans toute la France est censée permettre aux particuliers de maîtriser leur consommation d’électricité. Un million et demi de ces appareils sont déjà installés. Un objectif de 35 millions a été fixé pour 2021.
Hélas, cette vaste opération est mal partie. Seulement 0,2 % des usagers raccordés ont demandé à connaître leur consommation en temps réel (« courbe de charge »). Indifférence prévisible, car on voit mal les ménagères programmer leurs fours, leurs machines à laver, leurs appareils frigorifiques en fonction du cours de l’électricité à l’instant T. Et si jamais certaines voulaient tenter l’expérience, elles se lasseraient bientôt de lire des courbes sur leurs écrans…
La production et la pose d’un compteur sont évaluées de 140 euros à 240 euros, selon les sources. Ce qui, multiplié par trente-cinq millions de consommateurs, aboutit à une dépense de 5 à 8 milliards.
L’entreprise distributrice, Enédis, a choisi de ne pas faire payer Linky aux usagers (hormis le petit émetteur qui commanderait les appareils ménagers), et de se rattraper par des économies d’emplois. En effet, les consommations étant indiquées par radio, il n’y aurait plus besoin d’envoyer des agents pour effectuer des relevés.
Une étude de la société Capgemini a conclu à l’équilibre financier de l’opération. Mais le coût brut total a été sous-estimé, et la durée des compteurs Linky a été estimée de façon fort optimiste à vingt ans.
De toute façon, notre pays, où tant de besoins se manifestent, ne peut se permettre de consacrer des milliards à une opération sans bénéfice financier ni écologique. Dans l’immédiat, c’est bien entendu l’ensemble des abonnés qui supporte le coût au travers de ses factures.
Pour l’économie française, l’opération Linky s’annonce perdante. En effet, sur les six fournisseurs de compteurs, trois sont étrangers. Tandis que les milliers d’emplois que l’on cherche à économiser sont tous hexagonaux.
Des abus possibles
A ces difficultés s’ajoute une incertitude en matière de santé. L’Agence de Sécurité Sanitaire (ANSES) a estimé que les ondes électromagnétiques émises par Linky ne présentaient pas un danger sérieux –tout en demandant d’approfondir les recherches. Mais ce qui importe c’est le rayonnement de l’ensemble des appareils de la maisonnée, téléphones portables compris, auxquels Linky, fonctionnant en permanence, va s’additionner. Dans son rapport de janvier 2017, le ministère de l’environnement a conseillé aux étudiants vivant dans une chambre, et donc plus exposés que d’autres en raison de la proximité des appareils, de se protéger du Linky par « un écran léger ». Ainsi l’existence d’un risque est reconnue. Une expérience sanitaire d’une dizaine d’années aurait été souhaitable. Elle n’a duré qu’un an.
Enfin, certains consommateurs redoutent une utilisation malveillante des données rassemblées sur leurs habitudes de vie. A long terme, des abus ne sont pas impossibles.
Pour ces différentes raisons, trois pays européens (Belgique, République Tchèque, Lituanie) ont renoncé à créer un réseau de compteurs « intelligents ». L’Allemagne prévoit de limiter le sien à 15% environ des usagers.
ENEDIS s’apprête à engloutir de 5 à 8 milliards dans une opération d’une utilité plus que douteuse, aux incidences mal connues. De son côté, EDF doit affecter des sommes assez importantes à la prolongation, comme aux Etats-Unis, de la vie de ses centrales nucléaires actuelles. Elle n’a pas le premier sou de cet investissement d’une évidente nécessité. Ne serait-il pas sage de lui transférer les milliards d’ENEDIS ?