Hélène Budzinski : «Nous sommes tous responsables de ces pollutions de par nos modes de vie ». photo «sud ouest»
Directrice du Laboratoire de physico et toxico-chimie des systèmes naturels, une équipe CNRS/ université de Bordeaux 1, Hélène Budzinski explique pourquoi de multiples produits au potentiel toxique incertain sont dispersés dans l’environnement
Depuis quand s’intéresse-t-on de près aux polluants émergents ?
Depuis une quinzaine d’années. Les polluants émergents ont été définis par opposition aux polluants « classiques » sur lesquels on est bien documenté, aussi bien sur leur présence dans l’environnement que sur leur toxicité : les hydrocarbures, les métaux et les pesticides. Il y a une certaine logique au constat du potentiel toxique des pesticides, puisqu’ils sont fabriqués pour cela. La toxicité des hydrocarbures est bien identifiée après des décennies de pollution pétrolière. Quant aux métaux lourds, ils ont fait l’objet d’études poussées sur leurs effets dans l’environnement et dans le milieu professionnel. Nombre de ces polluants sont réglementés. A contrario, on n’avait rien sur les polluants émergents. L’intérêt pour ces composés a coïncidé avec des progrès techniques très importants dans leur analyse. On a aussi modifié l’angle de la recherche en ciblant des molécules fabriquées et consommées dans des quantités importantes. C’est ainsi que l’on s’est penché sur la présence dans le milieu naturel des médicaments, des additifs alimentaires, des plastifiants etc. On s’est rapidement rendu compte que, dès que l’on cherche un produit, on le trouve. Les molécules sont présentes par centaines dans l’environnement, sans aucune indication sur leur éventuelle toxicité.
Dans quelles quantités ?
Certains médicaments sont fabriqués et consommés par centaines de tonnes par an, comme le paracétamol ou la carbamazépine (NDLR : utilisée dans le traitement de l’épilepsie, des névralgies, ainsi qu’en psychiatrie). En France, les consommations d’une centaine de molécules médicamenteuses dépassent la tonne par an. Tout est réuni pour que ces composés soient des contaminants. Un médicament a un principe actif sur le plan biologique. Sinon il n’est pas un médicament ! Mais ces composés n’attirent pas l’attention parce qu’ils font partie de notre vie de tout les jours : des parfums, des arômes, des médicaments, des additifs de toutes sortes. Leur émergence est à relativiser. Nous avons quinze ans de recul. Mais ils sont toujours « émergents » par rapport aux composés réglementés et prioritaires.
Y a-t-il des effets sanitaires qui ne s’expliquent que par la diffusion des polluants émergents ?
C’est vrai pour l’homme, c’est surtout vrai pour l’environnement. L’état de certains écosystèmes n’est pas bon sans qu’on puisse le comprendre par le seul examen des polluants réglementaires. On peut par exemple constater une féminisation des poissons dans des cours d’eau, voire une biodiversité très faible sans rien expliquer par une analyse des contaminants classiques. Dans bien des cas, c’est simplement que l’on ne dose pas les bonnes molécules.
Est-ce à dire que les normes sur la qualité de l’eau sont dépassées ?
Elles sont basées sur une connaissance parcellaire. La liste des polluants réglementaires contient à peu près cinquante molécules sur lesquelles on qualifie la santé des écosystèmes aquatiques. Ce choix obéit à une certaine pertinence puisque ce sont des composés dont la toxicité est prouvée. On va par exemple trouver le cadmium (NDLR : un métal lourd qui a pollué l’estuaire de la Gironde, ce qui y interdit l’ostréiculture ainsi que la consommation d’huîtres sauvages). Cette liste est établie à un instant donné. On y trouve des pesticides qu’on a arrêté d’utiliser. Alors que les pesticides qui les ont remplacés n’y figurent pas. Signe de ce décalage, les médicaments viennent seulement de rentrer dans la liste en 2012. Trois principes actifs y figurent pour quatre mille composés pharmaceutiques consommés : le diclofénac, un anti-inflammatoire persistant que l’on trouve de façon récurrente et dont on a prouvé la toxicité, l’ibuprofène et une hormone impliquée dans les phénomènes de féminisation de la faune. Mais quand on regarde une molécule, on en laisse dix de côté. Et quand on regarde une famille de molécules, on en laisse aussi dix de côté.
On retrouve certaines de ces molécules en sortie de station d’épuration. Sait-on les traiter ?
Les stations d’épuration modernes sont efficaces, même si elles ne dégradent pas toutes les molécules. On trouve ces molécules stables dans toutes les classes chimiques, dans les médicaments comme dans les plastifiants, les pesticides. Aucun procédé n’est efficace à 100%. Or laisser passer 1% d’une tonne d’un composé toxique, ce n’est pas anodin. Mais on est la plupart du temps dans l’infiniment petit, à l’échelle du nanogramme par litre : une sucrette dans une piscine olympique. Si on voulait épurer complètement, on saurait faire. On sait fabriquer de l’eau ultra-pure. Mais avec des technologies très onéreuses et pas forcément adaptables à grande échelle, celle d’une station d’épuration.
Y a-t-il des éléments chimiques qui, même à l’état de traces, doivent être recherchés ?
La recherche a mis en évidence qu’on a parfois des effets spécifiques aux faibles doses. Quand on baisse la concentration du produit, on voit apparaître des effets toxiques qu’on n’obtenait pas à forte concentration. Et puis il y a l’effet des mélanges chimiques. Dix faibles doses de composés différents peuvent entraîner des effets toxiques. C’est un peu la même problématique dans le dopage : vous obtenez un effet dopant par dix anabolisants différents en faible dose sans jamais être positif au contrôle. On relève ce type de problème dans le bassin d’Arcachon. On a une trentaine de molécules de pesticides présentes dans les eaux à des concentrations très faibles. En mélange, on commence à constater des effets lors d’expériences en laboratoire sur des huîtres et des herbes marines.
Est-ce un changement de cap pour la recherche ?
On le retrouve dans la façon qu’on a aujourd’hui d’aborder la santé humaine. On se rend compte que certaines maladies ne s’expliquent pas de façon mono-factorielle. Pour ce qui concerne les atteintes à l’environnement, on ne va par exemple obtenir aucun élément probant en dosant les seuls métaux. En revanche, en dosant les métaux + les pesticides + les composés pharmaceutiques, on s’approche un peu plus de la vérité. On ne peut plus se contenter d’expliquer les phénomènes molécule par molécule ou classe chimique par classe chimique.
A-t-on une bonne idée de l’imprégnation chimique des milieux naturels ?
L’eau n’est que le réceptacle de tout ce que l’on consomme. La contamination n’est pas forcément le fait de l’industrie ou de l’agriculture. Tout le monde en est responsable. Les produits qui garantissent notre confort se retrouvent dans l’eau dès lors qu’ils ne sont pas complètement consommés.
Y a-t-il une classe de substances qui vous inquiète particulièrement ?
Ils ne sont pas à classer parmi les polluants émergents mais la contamination des milieux aquatiques par les pesticides est assez préoccupante. Il faut aller vers une bonne gestion de leur usage et améliorer les procédés de traitement, sachant qu’on ne supprimera pas les pesticides puisqu’on en a besoin.
Comment expliquer qu’on a longtemps cru le bassin Adour-Garonne épargné par les PCB ?
On pensait effectivement que le problème du bassin Adour-Garonne tenait d’abord aux métaux lourds. On ne finançait même pas d’études sur les PCB. Il y avait aussi beaucoup de silence autour de ces questions. Le problème des PCB est tout sauf nouveau mais on n’en parlait pas.
On connaissait déjà l’imprégnation des milieux naturels aux PCB ?
Oui. Le monde scientifique s’est sérieusement penché sur les PCB au début des années 1990. On avait prédit leur durée de vie, leur piégeage dans les sédiments des rivières, le fait qu’ils contamineraient les réseaux trophiques. Dès la fin des années 1990, on avait des connaissances sur la présence de PCB dans la Garonne. Mais on n’avait pas à cette époque une relation aussi directe entre la communauté scientifique et les décideurs politiques. L’évolution est allée de pair avec une perception accrue de notre environnement et avec une envie partagée de qualité de vie.
Les scientifiques ne sont-ils pas condamnés à courir derrière l’industrie, qui met sans cesse de nouvelles molécules sur le marché ?
Oui, on étudie a posteriori. C’est ce qui a poussé à l’adoption d’un règlement européen comme Reach. On peut espérer qu’à l’avenir, la connaissance sur les molécules soit partagée avant leur mise sur le marché, et leur toxicité pré-étudiée. Les nanotechnologies en sont un bon exemple. On en utilise partout – les cosmétiques, les crèmes, les lessives, les shampooings – sans connaître leur impact réel en matière sanitaire et environnementale. De manière plus générale, la chimie est partout et il n’y a pas lieu de s’en étonner. C’est la base des organismes vivants. Certaines des molécules les plus problématiques sont d’ailleurs d’origine naturelle. On n’a pas attendu l’industrie chimique pour fabriquer des molécules toxiques. Des algues et des champignons le font très bien !
La pollution des milieux est-elle réversible ?
Plus ou moins selon les échelles de temps. Pour la pollution organique, oui puisque les composés chimiques se dégradent tôt ou tard. On le voit pour un pesticide comme le diuron qui a été interdit il y a quelques années. En l’espace de deux-trois ans, on a vu les concentrations chuter d’un facteur mille, ou à peu près. On trouve toujours du diuron aujourd’hui, mais à des teneurs excessivement faibles. La pollution aux métaux est plus préoccupante puisqu’ils sont indestructibles. Le cadmium présent dans l’estuaire de la Gironde ne sera pas dégradé. En revanche, il pourra être entraîné par l’eau au fil du temps et se diluer dans l’océan. On ira vers une amélioration si on tarit la source de la pollution.
Comment réduire la pollution médicamenteuse, par exemple ?
Dans certains pays du nord, on commence à mettre en place des mini-stations d’épuration par lotissement. Il y a donc une pré-épuration avant une seconde étape dans le réseau de collecte des eaux. Beaucoup d’hôpitaux modernes se préoccupent de la qualité de leurs effluents. Alors qu’ils n’y sont pas obligés pour le moment, ils ont prévu la possibilité d’installer un système d’épuration qui leur est propre. Mais les hôpitaux, c’est une goutte d’eau. Les médicaments sont l’affaire de chacun. Pour améliorer la situation, il faut les consommer qu’en cas de nécessité.
Source : http://www.sudouest.fr/2013/05/19/des-molecules-par-centaines-1057943-4778.php