L’État compte sur les autres pour financer la transition énergétique. Citoyens et collectivités locales se retrouvent ainsi en concurrence avec les géants de la finance, qui disposent de moyens démesurés.
A qui appartiennent le champ d’éoliennes, là-haut, sur la colline ? Et cette ferme photovoltaïque immense que l’on aperçoit au détour d’un virage ? Pour le savoir, il faudrait certainement se plonger dans la jungle comptable d’une société, elle-même filiale d’une autre société… Il paraît loin le temps où la collectivité investissait des milliards de francs pour développer des réacteurs nucléaires (… comme les autoroutes) et en garder la propriété et la maîtrise (financière), à travers EDF, alors établissement public.
Cinquante ans plus tard, l’État incite les investisseurs privés à investir dans la transition énergétique. Ces investissements donneront lieu à une rente à plus ou moins long terme, puisqu’il s’agit de produire de l’énergie à partir d’une ressource gratuite, et que le prix de l’énergie va augmenter inexorablement. mais le temps long ne correspond pas aux impératifs des marchés financiers. Pour attirer les capitaux, l’État s’engage donc à racheter l’électricité verte à des tarifs supérieurs au prix du marché – tarifs financés par la CSPE (1), payée par les usagers.
Investisseurs anonymes sous paysage « impacté »
Qui y a t-il derrière ces fameux capitaux que l’État cherche à attirer ? Ces sont des « investisseurs institutionnels » : banques, fonds de pension, compagnies d’assurances… Les investisseurs institutionnels ne sont là que pour apporter et placer leurs capitaux : ils achètent clé en mains un projet qu’ils savent rentable à des « développeurs », qui vendent au plus offrant. Si, à l’avenir, les investisseurs institutionnels trouvent un placement plus rentable ailleurs, ils revendront eux aussi ces fermes éoliennes ou photovoltaïques au plus offrant. « On sait combien ça coûte, on sait combien la production d’énergie va rapporter, puisque le tarif d’achat est garanti une vingtaine d’années. C’est donc un produit financier assez stable, comparable à une obligation d’État, dont on sait à l’avance qu’il produira une rentabilité de x % pendant x années. En 2010, on était à plus de 10 ù de taux de rentabilité. Aujourd’hui, on doit être en moyenne à 6-7 %. » Erwan Boumard est très bien placé pour constater les dérives du renouvelable basé sur la financiarisation : il est directeur général d’Énergie partagée, une initiative associative créée en 2010 visant à développer le financement de projets citoyens, pour que les habitants s’approprient les moyens de production de leurs territoires et ainsi, ne pas laisser le champ totalement libre à la logique spéculative.
L’enjeu est économique : pourquoi seuls les très riches bénéficieraient-ils de rendements financiers à 7 %, quand le péquin moyen doit se contenter de taux faibles sur son livret A, par exemple (0,75 % depuis août 2017) ? Au-delà de cette vision comptable, n’est-il pas cohérent que les moyens de production d’énergie appartiennent à ceux qui vont être obligés d’acheter cette énergie ? Plus encore, ne peut-on pas, à juste titre, parler de dépossession de territoire quand des investisseurs anonymes s’enrichissent en modifiant profondément le paysage quotidien d’habitants, alors que ces derniers ne verront jamais la couleur de cette rente ? Et ce, sans que les collectivités locales aient leur mot à dire ?
Moins de 5 % citoyen
« Le seul moyen de lutter contre ça, estime Erwan Boumard, c’est que les citoyens et les collectivités montent des projets localement. » En mutualisant l’investissement de près de cinq mille particuliers, Énergie partagée a contribué à la réalisation de 31 projets locaux. Ainsi les quatre éoliennes de Béganne, dans le Morbihan, l’unité de méthanisation de Saint-Denis-sur-Coise dans la Loire, ou encore les 2000 m2 de toiture photovoltaïque de Briançon dans les Hautes-Alpes, appartiennent majoritairement aux habitants et aux collectivités locales ou des acteurs mixtes (centrales villageoises, par exemple). Cependant, ces énergies citoyennes pèsent une goutte d’eau (moins de 5 %) dans l’océan de la finance. On est à des années lumières de pays comme l’Allemagne, ou 45 % de l’électricité est produite par des installations publiques ou citoyennes (2).
Erwan Boumard évoque différents leviers législatifs qui faciliteraient l’obtention pour les collectifs citoyens du tarif d’achat garanti, sans lequel aucun montage financier n’est imaginable. Surtout, il souligne la « frilosité » de L’État « longtemps trop attentiste », pour aider financièrement les collectivités locales à monter leurs propres projets : « Maintenant, il faut que la Caisse des dépôts lâche les chevaux ! » Histoire que David ait au moins les moyens de se payer une fronde pour lutter contre Goliath.
(1) CSPE : contribution au service public de l’électricité
(2) Sur le « modèle » allemand, lire l’article en ligne de R. Knachel : Des fournisseurs d’énergie publics
Source : L’âge de faire