Dans « À bout de flux », l’historienne Fanny Lopez montre comment le numérique siphonne l’électricité des réseaux publics à des fins essentiellement capitalistiques.
En 1973, un reportage diffusé dans l’émission télévisée « La France défigurée » présentait le récent chantier du central téléphonique situé sous le parc des Tuileries, lancé en grande pompe par le puissant ministère des Postes, Télégraphes et Téléphones (PTT). Cet immense complexe souterrain de 18 000 m2, le plus grand d’Europe, accumulait les superlatifs : une capacité de « 250 000 abonnés » ou « 20 millions de connexions simultanées », soit « 13 % des possibilités téléphoniques à Paris et en proche banlieue » à lui seul. Cinquante ans après, que reste-t-il de ce projet phare de la France pompidolienne ? Rien, sinon la « ruine infrastructurelle d’un âge d’or des télécommunications », née de l’effondrement du service public et de l’irruption des entreprises privées du numérique.
Dans son ouvrage À bout de flux, paru aux éditions Divergences, l’historienne Fanny Lopez revisite ce moment charnière pour comprendre comment et pourquoi, en une vingtaine d’années à peine, les géants du numérique — les bien connus Gafam en tête — ont pu supplanter à ce point la maîtrise étatique des télécommunications. Pour démêler ce qu’elle nomme « la rouerie infernale de la mégamachine », elle propose d’en revenir à la base : « L’infrastructure et ses câbles. »
Bienvenue dans l’« âge post-service public »
Et des infrastructures pour l’économie numérique, il y en a partout et de plus en plus. On ne compte plus les data centers et câbles sous-marins que les entreprises privées — Google, Amazon, Facebook, etc. — construisent d’elles-mêmes, contournant allègrement les réseaux publics existants, dès lors condamnés à une obsolescence accélérée, à l’image du central des Tuileries. Par effet de réseau, ces nouvelles infrastructures se concentrent dans quelques villes. La cité étasunienne d’Ashburn, en Virginie, en est un exemple frappant : les 270 centres de données qu’elle héberge consomment 2 000 mégawatts, soit l’équivalent de deux centrales nucléaires.
Au total, on estime que les usages et infrastructures numériques consommeraient aujourd’hui 10 % de la production électrique mondiale. Et vu la croissance exponentielle du secteur, cette consommation ne fera qu’augmenter. The Shift Project avançait en 2019 que le numérique consommerait 25 % de la production électrique mondiale en 2025 ; encore plus catastrophiste, le centre R&D de Huawei considérait en 2015 que le numérique en engloutirait 51 %. Quels que soient les chiffres, on mesure l’importance de ce que l’historienne nomme « le continuum électrico-numérique ».
Le numérique a pu croître notamment avec « la complicité de l’État »
Mais cette industrie a les yeux plus gros que le ventre. Car ce n’est pas elle qui produit l’électricité qu’elle consomme en des quantités toujours plus grandes, mais bien la puissance publique. C’est bien là le paradoxe : que ce soit aux États-Unis ou en France, les entreprises du numérique consomment toujours plus d’électricité pour faire fonctionner leurs infrastructures, sans jamais en produire d’elles-mêmes. Et la puissance publique ne leur interdit rien, sous couvert de croissance économique. C’est ce qui fait ainsi dire à l’autrice que ces géants du numérique « siphonnent l’électricité des réseaux publics à des fins essentiellement capitalistiques et dont l’intérêt général n’a jamais été débattu ».
Cette situation de capitalisme sauvage contraste fortement avec la capacité de planification et de régulation dont disposaient les États occidentaux au milieu des années 1970. Entre-temps, le néolibéralisme et sa promotion du retrait de l’État au profit du marché ont réduit à peau de chagrin le rôle de régulateur de la puissance publique. De nos jours, l’État, au mieux, laisse faire les champions du numérique, au pire, soutient activement la privatisation de ses propres infrastructures, comme cela a été le cas en France en 2004 avec France Télécom, devenue Orange en 2013. Pour qualifier ce tableau paradoxal, Fanny Lopez parle d’un « âge post-service public », soit une époque où les réseaux du numérique ont pu croître grâce au socle infrastructurel public existant, le tout avec la complicité de l’État. Et désormais à ses dépens.
Ne pas abandonner la production et la distribution d’énergie aux experts de l’État
Et pourtant, en France en tout cas, demeure un puissant corps d’ingénieurs et techniciens d’État, particulièrement présents au sein du Réseau de transport d’électricité (RTE). Paré d’une « aura technoscientifique », RTE, comme un gardien du temple, interdit toute critique ou contestation de ce que l’autrice nomme, dans un précédent ouvrage, « l’ordre électrique », soit un système productiviste piloté par l’État et fondé sur l’énergie nucléaire.
La France vit ainsi dans une « culture énergétique » de l’atome, pour reprendre les termes qu’employait l’historien Charles-François Mathis à propos du charbon dans la Grande-Bretagne victorienne ; et, tout comme le minerai noir entraînait les Britanniques dans « un âge du gaspillage », l’abondance de l’énergie nucléaire invite les Français — et particulièrement les entreprises du numérique — à l’électrification de tous les usages.
Manifestation du collectif écologiste et anticapitaliste Slí Eile, en 2021. À cause de la profusion de « data centers » sur son territoire, l’Irlande risque la panne électrique. © Tudi Crequer / Reporterre
C’est pourquoi, pour contrer le discours dominant productiviste, Fanny Lopez invite citoyens, militants et intellectuels à reprendre en main la question fondamentale de la technique. En effet, contrairement à ce qu’avancent les ingénieurs d’EDF et RTE, l’ordre électrique n’est pas neutre : doté de sa propre rationalité, il « modèle l’espace et le temps, l’économie et la politique », formate les modes de vie et impose des usages consuméristes — puisqu’il faut bien consommer cette profusion d’énergie — au détriment d’autres, plus sobres.
De ce point de vue, l’ébriété énergétique du « continuum électriconumérique » n’est que le dernier avatar de cette injonction à la consommation. Or, insiste l’historienne, pour sortir de ce cercle vicieux, « il faudrait penser vivant et technique ensemble » et donc ne pas abandonner la question de la production et de la distribution d’énergie aux experts de l’État ni se réfugier dans un anarchoprimitivisme espérant le grand effondrement et la vie en petits groupes. Elle invite au contraire à « sortir la technique du champ accusatoire » pour « en renouveler les utopies et travailler ses flexions et ses modulations vers des avenirs différents ».
Que pourraient être des communs électriques ?
Le dernier chapitre de ce bref essai esquisse ainsi ce que pourraient être des communs électriques. Ceux-ci combineraient à la fois les macroréseaux hérités d’EDF et RTE, mais récupérés et transformés par les usagers, et des microréseaux locaux, à l’image des coopératives actuelles de producteurs d’énergies renouvelables. Prudente, Fanny Lopez ne décrit pas en détail ce à quoi ressembleraient de tels communs — charge aux usagers de les inventer — mais, pour en donner une idée à son lectorat, elle les compare aux îles d’un archipel, hétérogènes sans être étrangères l’une à l’autre.
Ainsi considérés, de tels communs électriques constitueraient autant d’espaces à partir desquels discuter les usages énergétiques — on imagine mal pareille débauche du numérique dans une économie des communs — et, plus largement, de repenser une autre manière d’habiter la planète. Ou, pour reprendre les mots de l’autrice : « Tenir proche, rendre possible, plus qu’une proximité, une habitabilité serait peut-être la boussole d’un renouvellement profond des rapports entre humain, non-humain et technique. »
Au terme de cet ouvrage, on mesure à quel point la question du numérique est nodale. Elle condense en effet les problématiques de retrait de la puissance publique, de capitalisme sauvage et d’imposition d’usages en tous points contraires à l’idéal de sobriété énergétique. Réinscrire la technique dans les actions et discours militants est donc fondamental. Car, comme le proclamait une rencontre organisée par le journal Lundi matin, à laquelle participait d’ailleurs Fanny Lopez : « La révolution est une question technique. »
À bout de flux, de Fanny Lopez, aux éditions Divergences, septembre 2022, 160 p., 14 euros.
Précisions
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