Prise de vue depuis le campement d’Occupy Chevron en Pologne
PAR JADE LINDGAARD LE MERCREDI 16 AVRIL 2014
Un ancien dirigeant du groupe pétrolier américain Mobil Oil explique son opposition radicale aux forages de gaz et d'huile de schiste. Il pointe les pollutions massives, l'impact important sur le climat, les ressources limitées et appelle à sortir des énergies fossiles. Au temps de la guerre froide, on l’aurait qualifié de transfuge. Ancien vice-président exécutif du groupe pétrolier Mobil Oil, Louis Allstadt est devenu un opposant résolu à l’exploitation des gaz et des pétroles de schiste. Aujourd’hui retraité, il a dirigé des opérations d’exploration et de production de l’entreprise après avoir été en charge de ses activités d’approvisionnement, de commerce et de transport pour le monde. Il a également supervisé, côté Mobil, la fusion de son entreprise avec la société Exxon – Exxon Mobil est aujourd’hui l’un des plus grands groupes mondiaux. Au total, Louis Allstadt a travaillé trente et un ans dans les hydrocarbures. Louis Allstadt, pendant notre entretien par Skype, le 2 avril (OA) Mediapart a pu l’interroger pendant près d’une heure, par Skype et en public, dans le cadre d’une discussion qui a suivi la projection du film de Lech Kowalski Holy Field Holy War début avril. Nous publions ci-dessous la retranscription de cette conversation, complétée par un échange par email.
Dans cet entretien, il s'inquiète en particulier des fuites de méthane, un puissant gaz à effet de serre, lors des forages de gaz de schiste. Des chercheurs viennent de mesurer des taux de fuite très supérieurs aux estimations de l'agence américaine de protection de l’environnement.
Pourquoi vous opposez-vous à l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste, vous, un ancien cadre dirigeant de l’industrie pétrolière ?
Louis Allstadt. J’ai pris ma retraite de l’industrie pétrolière et gazière en 2000. Je n’ai aucune intention de travailler de nouveau dans ce secteur. Il y a six ans environ, des amis m’ont demandé s’il était possible de forer en toute sécurité des puits de gaz à seulement 150 mètres du lac qui fournit l’eau potable de notre village. J’ai d’abord trouvé très étrange de vouloir forer aussi près. Puis je me suis plongé dans les différences technologiques entre la fracturation hydraulique et les méthodes des forages conventionnels. La fracturation hydraulique utilise de 50 à 100 fois plus d’eau et de produits chimiques que les anciens forages conventionnels. Son infrastructure industrielle est aussi beaucoup plus importante. Le problème des déchets est majeur : il faut environ 20 millions de litres d’eau et environ 200 000 litres de produits chimiques pour fracturer. Un tiers environ de ces liquides ressort du puits chargé de métaux lourds. Ce sont des déchets toxiques et pour une part radioactifs. Le lien a été fait entre leur stockage sous pression, dans les puits d’injection, et des tremblements de terre à proximité. La moindre fuite crée un sérieux problème aux réserves d’eau potable.
Les riverains de forages par fracturation hydraulique sont victimes de nuisances importantes. Il existe des procédés de recyclage de l’eau usée qui permettent de consommer 30 % d’eau « fraîche » en moins. Mais il faut quand même énormément d’eau. Des progrès ont aussi été accomplis dans la réalisation des puits, permettant de réduire les fuites de méthane. Mais ces améliorations sont bien faibles au regard de la force brutale de cette technologie.
Au bout de quelques années, je suis arrivé à la conclusion que cette technologie ne peut pas être utilisée sans dommage, en particulier à proximité de là où des gens vivent et travaillent. Or je me suis rendu compte que les réglementations étaient très limitées. La loi américaine autorise par exemple les exploitants à garder secrète la composition des produits chimiques qu’ils utilisent pour forer. Elle autorise également les forages très près des écoles et des bâtiments publics. J’espère donc que vous aurez de bien meilleures lois que nous.
À quoi servent les gaz et huile de schiste aux États-Unis ?
Le gaz de schiste n’est pas différent du gaz conventionnel. C’est chimiquement la même chose. Pareil pour le pétrole. Le gaz, qu’il provienne d’un forage par fracturation hydraulique ou d’un forage conventionnel, passe par les mêmes tuyaux, les mêmes gazoducs et sert de la même manière au chauffage des logements, à produire de l’électricité, à cuisiner. Aujourd’hui les principales sources d’énergie aux États-Unis sont le pétrole, qui sert principalement dans les transports (essence, diesel, carburant aérien) et un peu pour le chauffage. Le charbon est utilisé pour produire de l’électricité. Les pourcentages des unes et des autres varient en fonction des régions américaines.
L’électricité est beaucoup produite à partir de charbon aux États-Unis, ressource qui émet énormément de gaz à effet de serre, plus que le gaz. Or l’un des arguments des pro-gaz de schiste est d’affirmer que cette méthode réduit l’impact climatique de la production d’énergie. Que leur répondez-vous ?
Si vous brûlez tout le gaz, vous émettez moins de dioxyde de carbone qu’avec le charbon. Le problème, c’est qu’une grande partie de ce gaz fuit et s’échappe dans l’atmosphère sous forme de méthane, qui est 80 à 100 fois pire, en pouvoir de réchauffement, que le CO2 pendant les vingt ans qui suivent son rejet. Ces fuites sont un gros problème. Et elles rendent en réalité le gaz pire que le charbon. Des études sur les champs de Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 49 production indiquent un taux de fuite dans l’atmosphère qui peut atteindre 6 %. Sous les rues des grandes villes, les vieux tuyaux qui fournissent le gaz aux logements et aux bâtiments fuient quant à eux de 3 à 5 %. S’y ajoutent les fuites des stations de compression, et celles qui se produisent chaque fois que vous allumez votre gazinière. Or il suffit de 1 à 1,5 % de fuite pour que le recours au gaz soit aussi mauvais que le charbon en matière d’émission de gaz à effet de serre.
Donc, même s’il semble que brûler du gaz soit plus propre que brûler du charbon, c’est faux. On ne le sait que depuis ces dernières années. Je dois dire que cela m’a surpris lorsque je l’ai découvert. Tous les tests réalisés jusqu’ici indiquent que nous avons un très gros problème.
L’exploitation du gaz et des huiles de schiste constitue une activité importante aux États-Unis aujourd’hui. L’Europe peut-elle être un nouvel eldorado ?
Action du collectif ”Les dindons” contre le forage de Hess Oil à Jouarre, 22 septembre 2013 Vous pouvez probablement apprendre de ce qui s’est passé aux États-Unis. Au départ, les entreprises gazières prétendaient que là où il y a du gaz de schiste, vous pouvez bâtir un puits et en extraire du gaz. Pendant quelques années, des puits de forage sont effectivement apparus là où se trouvaient des gisements de gaz. Ce qu’on a découvert, c’est que ce gaz n’est pas présent partout dans le sous-sol, mais seulement en quelques endroits d’un potentiel gisement, ce qu’on appelle des « sweet spots », des « parties tendres ». Donc l’exploitant qui tombe sur une « partie tendre » peut très bien s’en sortir. Mais ceux qui ne les ont pas trouvées ne s’en sortent pas si bien. Par ailleurs, les premières estimations de l’étendue des réserves gazières ont été très surestimées. Au départ, il se disait que les États-Unis pouvaient avoir dans leur sous-sol l’équivalent de cent ans de consommation de gaz. Maintenant, on ne parle plus que de vingt ans ou moins. Je ne connais pas précisément la situation des réserves européennes. Mais je crois qu’il va se passer la même chose que pour le reste des extractions de minerais : le produit est concentré en certains rares endroits, et il ne sera pas rentable d’exploiter le reste. Regardez-la décision que vient de prendre Shell, un des plus gros groupes pétroliers au monde : ils réduisent leur engagement financier et en main-d’œuvre aux États-Unis dans le pétrole de schiste. C’est emblématique des difficultés rencontrées par d’autre majors
Autre argument des défenseurs des forages de gaz et de pétrole de schiste : permettre l’indépendance énergétique des États-Unis. N’est-ce pas à vos yeux un horizon qui compte ?
C’est ce que disaient les entreprises au départ. Elles le disent toujours parfois. Mais cet argument ne se justifie vraiment pas. Les puits de pétrole et de gaz de schiste s’épuisent très vite. En un an, la rentabilité peut décliner de 60 %, alors que les gisements conventionnels de gaz déclinent lentement et peuvent rester productifs 40 ans après le début du forage. L’autre aspect, c’est que les forages visent les « parties tendres ». Quand elles sont épuisées, d’autres emplacements moins productifs doivent être forés. Cela ne semble pas promettre des horizons d’indépendance énergétique aux États-Unis. Au contraire, je pense qu’ils vont recommencer à importer du gaz d’ici la fin de la décennie. Les États-Unis ne sont pas indépendants énergétiquement et ne le deviendront pas grâce aux forages de gaz et d’huile de schiste. Même s’ils deviennent le plus gros producteur mondial de pétrole, ils continueront à en importer d’énormes quantités. Quant aux emplois créés, ils ne bénéficient pas aux riverains des forages, mais profitent à des spécialistes venus du Texas ou d’Oklahoma ou d’ailleurs, qui ne restent que tant que dure le forage, et partent ensuite. Ils sont en général de courte durée.
Si le bilan des gaz et huile de schiste est si mauvais, pourquoi l’exploitation se poursuit-elle aux États-Unis et pourquoi Barack Obama en fait-il une telle promotion, notamment lors de son voyage officiel en Europe le mois dernier ?
Je pense que la position du président Obama est fortement influencée par son nouveau secrétaire à l’énergie, Ernest Moniz, qui est favorable à la fracturation hydraulique. Par ailleurs, l’information sur la quantité des fuites de méthane dans l’atmosphère et leur impact sur le climat est relativement récente. Il faut du temps aux gouvernements pour absorber l’information et changer de stratégie. C’est aussi une question géopolitique en lien avec ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine. Je serais surpris que les États-Unis exportent de grandes quantités de gaz. Certaines entreprises veulent en exporter, sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL), parce que le prix du gaz est plus élevé en Europe et en Asie. Mais je n’y crois pas. Nous n’avons pas à ce jour de terminal d’exportation gazière. Peut-être un ou deux seront construits un jour, mais ils coûteraient beaucoup d’argent. Le transport par mer de gaz liquéfié coûte aussi très cher. Ce serait donc un investissement très risqué. Il n’y aura pas assez de gaz pour maintenir une activité d’exportation sur le long terme.
En France et en Europe on parle beaucoup de transition énergétique. Les États-Unis pourraient-ils répondre à leurs besoins d’énergie sans les gaz et huiles de schiste ?
La clé à long terme, c’est le passage aux énergies renouvelables : éolien, solaire, hydraulique. C’est la seule solution. Les hydrocarbures faciles et bon marché ont déjà été exploités. Il ne reste plus que les gaz et huile de schiste – mais leur production va décliner – et les gisements non conventionnels, en eau profonde et dans l’Arctique – mais ils coûtent extrêmement cher. Les renouvelables doivent donc très vite commencer à remplacer les fossiles.
Si vous prenez en compte les externalités des carburants fossiles (le coût de leurs impacts sur l’environnement, ndlr), le coût important de la protection des régions côtières, des inondations, et des autres effets du dérèglement climatique, les énergies renouvelables sont d’ores et déjà compétitives. Car avec les hydrocarbures, il faut payer deux fois : une fois à l’achat, et ensuite en impôts pour rembourser les dommages qu’ils causent.
L’opinion publique américaine est-elle favorable ou opposée aux gaz et huiles de schiste ?
Aux États-Unis, les sondages peuvent dire tout et son contraire. Sur les études les plus crédibles, il semble qu’environ 40 % des personnes interrogées sont opposées à la fracturation hydraulique, environ 40 % y sont favorables et 20 % indécises. Il faut comprendre qu’aux États-Unis, les propriétaires fonciers sont aussi les détenteurs des droits miniers. Si bien que les propriétaires de terres ont tendance à être favorables aux forages des gaz de schiste car ils y peuvent toucher des droits et des recettes grâce à la location de leurs terres. C’est différent dans la plupart des autres pays. Les voisins de forages de gaz de schiste qui ne possèdent pas beaucoup de terrain ont tendance à s’inquiéter du sort des déchets issus de ces forages. Ainsi que du trafic routier intense des camions qui vont et viennent des puits.
Vous considérez-vous comme un lanceur d’alerte ?
Je ne m’étais pas formulé les choses ainsi. Peut-être. Sauf que je ne dis rien qui ne soit déjà bien connu dans l’industrie des hydrocarbures, ce qui ne correspond donc pas à la définition exacte de ce qu’est un lanceur d’alerte.
Comment l’industrie énergétique a-t-elle réagi à vos déclarations ?
Ils ont été étonnamment silencieux. Ils n’ont rien répondu, en fait.
Vous semblez être passé d’une critique des gaz et huiles de schiste à une critique plus générale de l’utilisation des énergies fossiles en raison de leurs effets néfastes sur le climat.
Tout à fait. Je me suis d’abord inquiété des effets locaux des exploitations des gaz de schiste là où j’habitais. Puis au fil des ans, je me suis beaucoup moins inquiété pour les forages car les recherches indiquent que les réserves ne sont vraisemblablement pas si importantes. Je suis aujourd’hui beaucoup plus inquiet des effets des gaz et huiles de schiste sur le dérèglement climatique. Peu importe où vous forez, peu importe d’où vous émettez : les gaz rejetés vont dans l’atmosphère et créent un problème pour nous tous, quel que soit votre lieu de vie.
Pensez-vous qu’il faut aujourd’hui sortir du pétrole ?
Ce n’est pas si simple d’en sortir. Cela prendra du temps. Mais nous devons commencer à emprunter cette voie. Les coûts des renouvelables baissent. Leur viabilité augmente assez vite. Notre approvisionnement énergétique doit changer. Nous devons remplacer les énergies fossiles aussi vite que possible par les renouvelables.
Boite noire
Cet entretien a eu lieu par skype et en public le 2 avril dernier, au cinéma l’Entrepôt à Paris. Remerciements à Lech Kowalski, Odile Allard et au cinéma l’Entrepôt pour l’organisation de cette discussion. Merci également à Émilie Saada pour la traduction.
Source Médiapart du vendredi 15 avril 2014