10/12/10 | 07:00 | Renaud Honore
Doublement des péages acquittés par la SNCF pour faire rouler ses TGV, hausses importantes des prix du billet : la nouvelle ligne TGV entre Tours et Bordeaux, qui sera réalisée d'ici à 2016, préfigure le futur paysage de la grande vitesse en France.
Jean-Louis Borloo lui aura réservé sa dernière conférence de presse de ministre de l'Ecologie. Ce 10 novembre, sous les lambris de l'hôtel de Roquelaure, la plupart des journalistes sont venus voir l'ex-futur Premier ministre disserter sur le remaniement gouvernemental. Lui préfère s'attarder sur l'avancée de la liaison TGV Tours-Bordeaux, et sa continuation future sur le Sud-Ouest et l'Espagne. Une posture paradoxale, puisque le ministre ne s'était guère intéressé au projet jusque-là, selon plusieurs acteurs du secteur. Mais à quelques jours de son départ, la sortie a valeur de testament politique : cette nouvelle ligne à grande vitesse (LGV) de 300 kilomètres -qui complétera les 300 kilomètres existant entre Paris et Tours et permettra en 2016 de réduire le temps de parcours entre Paris et Bordeaux de trois heures à deux heures dix minutes -est le grand projet le plus ambitieux de son Grenelle de l'environnement. C'est surtout un chantier estimé à près de 8 milliards d'euros, qui sera réalisé en partenariat public privé (PPP) par un consortium mené par Vinci. Une grande première pour une ligne ferroviaire, qui est censée donner l'exemple pour les LGV à venir. Le genre de symbole positif dont raffole Jean-Louis Borloo.
Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ? En réalité, l'enthousiasme immodéré de l'ancien ministre n'est pas toujours partagé. Normal, dans un sens, puisque « ce projet Sud Europe Atlantique (SEA) doit contribuer à mettre sous tension tout le système ferroviaire », comme le reconnaît un cadre de RFF (Réseau Ferré de France, le propriétaire des rails). Et de fait, les points de friction ne manquent pas. Les collectivités locales, qui doivent financer le projet à hauteur de 1,7 milliard d'euros, se sont ainsi longtemps fait tirer les oreilles par l'Etat.
10 à 15 % de hausse pour le voyageur
A la SNCF, certains dirigeants ne décolèrent pas : le montage financier devrait aboutir à… un doublement des péages acquittés à RFF pour faire circuler les trains entre Tours et Bordeaux, siphonnant du coup les marges de la compagnie ferroviaire.
Quant aux clients, ils doivent s'attendre à des hausses de tarifs importantes sur la ligne. La question était d'ailleurs posée dès mai dernier à Hubert du Mesnil, le PDG de RFF, par Catherine Coutelle, député PS de la Vienne, devant la commission des Finances de l'Assemblée. « Le risque est-il que le prix du billet devienne exorbitant ? » « Il faudra faire attention », répondait, laconique, le dirigeant. Dans les modèles qu'il a élaborés, RFF calcule, selon nos informations, que les tarifs devraient bondir de 10 % à 15 % entre 2015 et 2016, date d'entrée en service. Une hausse a minima, puisqu'elle repose sur l'hypothèse que la SNCF acceptera de prendre à sa charge la majeure partie des hausses de péage.
Ces chiffres marquent un brutal retour à la réalité, après le temps des grandes envolées du Grenelle. Ce n'est pourtant pas une surprise totale pour ceux qui suivent les pérégrinations de ce projet, évoqué par les pouvoirs publics depuis près de vingt ans. En 2005, bien avant que le chantier soit récupéré par Jean-Louis Borloo dans le cadre du Grenelle, le gouvernement de l'époque prend une décision forte : la ligne SEA se fera par concession. Certes, une grande partie du chemin de fer français a été construite sur ce modèle au XIX e siècle. Mais on a, depuis, largement oublié la recette. Les premières LGV ont été financées en majeure partie par la SNCF. « La dette contractée à l'époque, depuis récupérée par RFF, est un fardeau qui pèse encore aujourd'hui sur le système ferroviaire », rappelle un expert du secteur. Récemment, on a eu recours aux subventions publiques à hauteur de 80 % pour le TGV Est. Guère envisageable dans le contexte budgétaire actuel.
C'est là que la concession se révèle particulièrement intéressante. Dans ce modèle, les coûts de construction sont bien mieux tenus et surtout les subventions publiques nécessaires au projet ont tendance à être réduites au strict minimum (voir encadré). La contrepartie est évidente : les péages payés par le transporteur -la SNCF en l'occurrence -au concessionnaire doivent compenser. Avec, in fine, une partie de la facture présentée aux clients, puisque les péages représentent 30 % à 40 % du prix d'un billet de TGV.
La solution a tout pour plaire à RFF. Depuis longtemps, le gestionnaire du réseau estime qu'une partie des marges gargantuesques réalisées par le TGV -plus de 20 % les bonnes années -doit servir à financer la rénovation du réseau. « Une marge de 20 %, c'est bon pour Gucci, pas pour un transporteur », estime un cadre de la maison. L'établissement public n'a donc aucune réticence à opter pour ce schéma. Dès 2005, il se met au travail. Son idée ? On peut tout à la fois rogner le taux de marge de la SNCF et faire contribuer les voyageurs. « Gagner une heure sur Paris-Bordeaux, c'est une vraie valeur ajoutée, c'est donc normal que le client paye pour », plaide un très bon connaisseur du secteur.
Les « espions » de RFF
Reste à savoir combien. Pas facile à déterminer, puisque la compagnie ferroviaire garde jalousement secrètes ses recettes tarifaires. RFF trouve alors un moyen très simple pour contourner l'obstacle : il fait réaliser des enquêtes discrètes en gares auprès des voyageurs, afin de mieux cerner le marché. Mais la chose s'ébruite et, devant la colère de la SNCF, les « espions » doivent se rabattre sur les bouches de métro de la RATP. Ambiance. Après négociations, les enquêtes clientèle se feront sur les quais, qui appartiennent, à la différence des gares, à RFF…
Courant 2007, une première évaluation tombe pour SEA. A la SNCF, Mireille Faugère, alors patronne des TGV, est effarée : les péages se sont envolés ! Devant le tohu-bohu, l'Etat décide alors de confier une « mission de cohérence » à deux économistes (Emile Quinet et Marc Gaudry) et au banquier d'affaire de Merrill Lynch Luc Rémont. Peine perdue. Le rapport, resté secret, ne réussit pas à rapprocher les points de vue des deux entreprises publiques. Le processus peut alors repartir de plus belle. En septembre 2008, les trois groupements candidats à la concession (menés par Vinci, Eiffage et Bouygues) remettent leurs offres initiales.
Après un long marathon, c'est finalement Vinci (avec la Caisse des Dépôts et AXA Private Equity) qui est retenu en mars 2010. Il applique scrupuleusement le modèle en germe depuis le début. Le consortium « a fixé ses tarifs [de péage, NDLR] au maximum autorisé. Il considère -à tort ou à raison -que la marge du transporteur doit être ramenée de plus de 20 % à 10 % […] et que l'argent produit par la circulation des trains lui revient ; que la SNCF en ait besoin pour d'autres usages, ce n'est pas son problème ! », explique Hubert du Mesnil en mai dernier devant les députés. Au final, les péages devraient presque doubler par rapport à la situation actuelle, passant de 11 euros le kilomètre à plus de 20 euros.
Un montage jugé intenable
La facture a du mal à passer à la SNCF, qui estime qu'on met à mort le modèle économique de la grande vitesse. D'autant que RFF a tout prévu pour la forcer à rouler sur cette nouvelle ligne flambante neuve. Il existe en effet le risque que la compagnie ferroviaire préfère continuer de rouler sur l'ancienne ligne -quitte à toujours proposer une liaison de trois heures à ses voyageurs -pour éviter les hausses de tarif. Peine perdue : RFF prévoirait d'augmenter les péages de l'actuelle ligne Tours-Bordeaux dans des proportions équivalentes à SEA (entre +80 % et +155 % en fonction de la taille du train d'ici à 2016) !
Cette situation explique que certains dirigeants de la SNCF n'aient jamais caché leur opposition à ce montage financier, jugé intenable et voué à être renfloué par l'Etat. Cela n'a guère ému les groupes privés candidats à la concession. Le risque que la compagnie ferroviaire décide de faire rouler moins de trains, vu la facture qu'on lui présente ? Ils n'y croient guère. « Si elle réduit son offre, un concurrent étranger prendra sa place », répond-on dans le monde du BTP. « De toute façon, on trouvera toujours une solution », renchérit un proche du dossier. « Soit l'Etat obligera la SNCF à rouler sur cette nouvelle ligne, soit il demandera à RFF de faire baisser les péages sur Paris-Tours pour réduire la facture globale ». Pas vraiment rationnel économiquement, mais efficace.
Au-delà, l'Etat a tout fait pour rassurer les groupements privés candidats à SEA. L'essentiel de leur modèle économique est basé sur les prévisions de trafic -on prévoit un gain minimal de 20,8 % de voyageurs en 2016. Certes, les prévisions sont rarement fiables : une enquête récente de deux ingénieurs du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) montre des surestimations des gains de trafic de l'ordre de 15 % sur les premières lignes TGV françaises. Mais qu'importe. « Dans le montage financier de SEA, c'est en fait l'Etat qui supporte en grande partie le risque trafic », selon un acteur du monde du BTP. Explications : le consortium privé investit dans la concession 750 millions d'euros en fonds propres, et surtout s'endette de 3 milliards. Or, plan de relance oblige, l'Etat « garantit à 80 % la dette ultime, à hauteur de 2,5 milliards d'euros. Donc pour les banquiers, peu importe que les recettes de trafic ne couvrent pas l'emprunt. Ils ont été nombreux à vouloir un ticket sur les 3 milliards de dette que la garantie permettait », poursuit cette source. Quant aux fonds propres, ils seront couverts en partie pour Vinci par la marge que fera le groupe sur les travaux de construction. « Vinci a un haut niveau de sécurisation »,estime un proche du dossier.
Les premiers coups de pioche devraient avoir lieu l'an prochain. L'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) a ainsi approuvé hier les péages de la ligne. La SNCF va devoir s'adapter tant bien que mal, d'autant que SEA fait figure aux yeux de RFF d'exemple pour le futur. Les péages des lignes les plus rentables -le Paris-Lyon notamment -devraient à terme s'aligner sur ceux programmés pour Tours-Bordeaux. Si bien que les hausses de prix des billets évoquées il y a quelques jours par Thierry Mariani, seront sans doute, dans un avenir pas si lointain, un peu moins « raisonnables » que ce qu'imagine le secrétaire d'Etat aux Transports.