LE MONDE | 02.10.2014 à 16h36 • Mis à jour le 03.10.2014 à 11h09 | Par Stéphane Foucart
Alors que Bruxelles a lancé, lundi 29 septembre, sa consultation publique sur les perturbateurs endocriniens (PE), le mensuel Terra Eco publie, dans sa dernière édition, plusieurs documents qui éclairent le retard européen à réglementer ces substances. La Commission s’était engagée à leur apporter une définition réglementaire en décembre 2013, mais avait finalement repoussé la mesure.
Or la définition de ces critères est le préalable obligé à la régulation des PE, présents dans une multitude de produits d’usage courant et suspectés d’être à l’origine de diverses maladies en forte croissance (cancers hormono-dépendants, troubles neuro-comportementaux, infertilité, obésité et diabète, etc.). En lieu et place de la décision attendue, Bruxelles avait décidé le lancement d’une étude d’impact économique, afin d’évaluer les effets d’une réglementation des PE sur l’activité de certaines entreprises européennes. « A cause de cette étude d’impact, l’établissement de critères prend plus de temps que prévu mais ceci est normal et justifié vu la complexité du dossier », précise-t-on à la Commission.
UNE LETTRE DE BAYER
Alors que la question d’une telle étude d’impact n’était officiellement pas prévue à l’agenda bruxellois jusqu’à l’été 2013, Terra Eco publie un courriel adressé par le chimiste Bayer au secrétariat général de la Commission et daté du 7 juin. Dans le message, la société allemande l’exprime sans ambages : « Nous vous demandons de vous prononcer en faveur de la mise en œuvre d’une étude d’impact. » Contactée par Le Monde, la Commission ne remet pas en question l’authenticité du courrier mais précise que « ce n’est pas une seule lettre, issue d’une seule entreprise, qui a un poids dans ce processus ». « Toutes les parties prenantes, y compris les organisations non gouvernementales, ont souligné l’importance d’une réglementation spécifique (ou non) des perturbateurs endocriniens au vu des répercussions environnementales et socio-économiques, ajoute-t-on à Bruxelles. Le courrier de Bayer n’en est qu’un exemple. »
La fin du printemps 2013 semble avoir été décisive. Le 20 juin, un autre courriel, révélé par le mensuel, est cette fois adressé par Anne Glover, la Conseillère scientifique principale du président Barroso, à la direction générale (DG) Environnement de la Commission. Mme Glover fait état, dans sa note, d’une prise de position d’« un grand nombre d’experts très éminents dans le domaine de la toxicologie », hostiles à une régulation spécifique des PE. Les auteurs critiquaient durement le travail scientifique conduit sur les PE sous la houlette de la DG Environnement et développaient un argumentaire très proche de celui des milieux industriels.
Dans sa note, rédigée sur un ton peu amène, Anne Glover relaie la lettre des contestataires et demande une série d’explications de nature scientifique au directeur général à l’environnement, Karl Falkenberg. Elle intime ensuite à l’intéressé d’être impliquée « à un stade précoce dans les dossiers scientifiques aussi sensibles et aussi controversés ». En dépit de cette note, adressée en copie au secrétariat général ainsi qu’à d’autres services de la Commission, Mme Glover estime avoir été « associée de manière très limitée avec le dossier des perturbateurs endocriniens ». « Je n’ai été en aucun cas en cause ou impliquée dans un quelconque retard du processus, explique-t-elle dans un courriel adressé au Monde. Mon poste à la Commission n’inclut aucun rôle, formel ou informel, dans les processus décisionnels et je ne suis consultée par aucune direction générale sur des questions spécifiques. »
DES CONFLITS D’INTÉRÊTS NON DÉCLARÉS
La note de Mme Glover a-t-elle joué un rôle dans le retard européen ? La DG Environnement le conteste elle aussi. Mais plusieurs ONG l’assurent et s’en sont ouvertes à l’intéressée dans un courrier. « Votre intervention a été adressée en copie aux plus hauts niveaux de la Commission, donnant un fort poids politique à une discussion scientifique, écrivent Greenpeace et Corporate Europe Observatory (CEO). Elle a court-circuité les processus scientifiques institutionnels de la Commission et a créé l’impression qu’il y avait une controverse scientifique significative sur la définition des PE, alors que votre propre documentation a montré qu’il n’y en a pas. »
De fait, une confrontation scientifique organisée quelques mois plus tard, à l’automne 2013, dans le bureau de Mme Glover, a montré que les critiques émises à l’encontre des travaux de la DG Environnement étaient largement infondées. De surcroît, une enquête publiée en septembre 2013 par Environmental Health News a montré que les chercheurs dont les protestations avaient été relayées par Mme Glover avaient omis de déclarer leurs liens d’intérêts avec des industriels potentiellement affectés par une réglementation des PE.
La reconnaissance de l’invalidité des critiques scientifiques émises, de même que la découverte des conflits d’intérêt de leurs auteurs, sont arrivées après la décision d’un report de la publication des critères de définition des PE. Un troisième document révélé par Terra Eco, adressé par Catherine Day, secrétaire générale de la Commission, aux directions générales de l’environnement et de la santé des consommateurs pose, le 2 juillet, le principe d’une étude d’impact économique préalable. Explication : l’élaboration des critères de définition des PE, écrit Mme Day, « est sensible en raison de la divergence de vues au sein de la communauté des parties prenantes et des impacts potentiels sur certains secteurs de l’industrie chimique et le commerce international ».
« La Commission prend ce dossier très au sérieux et a le devoir légal de développer des critères scientifiques pour identifier les substances avec propriétés de perturbation endocrinienne, assure-t-on cependant à Bruxelles. Ces critères doivent être les bons, une étude d’impact est donc essentielle et ceci est maintenant en cours. »