Barricades sur le tracé de la ligne à grande vitesse, le 1er mars 2012,
dans le nord de Turin. (Photo Stringer. Reuters)
Reportage : L’opposition à la ligne TGV reliant la France à l’Italie fédère les habitants d’une petite vallée transalpine. Qui se radicalisent.
Par ERIC JOZSEF Envoyé spécial dans le val de Suse (Italie)
Ils ont monté quelques vivres pour passer la nuit sur le flanc de la montagne de Chiomonte, dans une quasi-obscurité. Dans cette portion du val de Suse, au pied du col de Montgenèvre et de la frontière française, le climat, en ce début mars, s’est à peine radouci. En contrebas, on distingue les ombres d’une dizaine de carabiniers barricadés derrière de lourdes barrières, le long de la rivière Dora Riparia. Mais la soixantaine d’activistes anti-TGV n’en a cure. Pour ces «No TAV» (les opposants italiens à la construction au Treno ad Alta Velocità Lyon-Turin), il s’agit de maintenir la pression, en multipliant les initiatives de protestation, y compris symboliques. Ce 7 mars, ils entament un marathon oratoire de vingt-quatre heures pour scander, en face du chantier, les «150 raisons pour dire non au TGV» : trop dangereux pour l’homme et la nature, trop coûteux, trop pharaonique, trop corrupteur… Malgré le micro et l’ampli, la voix se perd dans l’immensité et l’isolement du lieu. Qu’importe, dès le lendemain «les femmes du mouvement iront défiler à Turin», claironne Eleonora, une professeure de lettres à la retraite. Puis ce sera la manifestation, le 9 mars à Rome, aux côtés du puissant syndicat des métallos Fiom-CGIL. «Notre mouvement est devenu une référence pour toute l’Italie», souligne Luigi Casel, un des leaders de ce front de défense du territoire qui s’est radicalisé ces dernières semaines.
Provocations. Confirmant l’engagement de ses prédécesseurs, le chef du gouvernement italien, Mario Monti, a décidé d’accélérer les travaux d’un projet qui, soutenu par l’Union européenne, remonte à plus de vingt ans. Et qui, à travers un tunnel de 57 km entre Suse et Saint-Jean-de-Maurienne (dont 12,5 km en territoire italien) devrait relier Lyon et Turin en moins de deux heures, contre quatre aujourd’hui. «Le TGV Lyon-Turin est utile et stratégique pour l’avenir de l’Italie», a martelé début mars le ministre des Infrastructures et des Transports, Corrado Passera. Il a aussi assuré que la ligne ferroviaire, dont le tracé a été revu ces dernières années et qui ne concerne plus seulement le transport de passagers, «permettra de soulager la vallée d’un lourd transport sur route fortement polluant». Mais si, sur le papier, le trafic du fret ferroviaire devrait doubler, les No TAV estiment qu’«il n’augmentera pas plus de 3%».
En vue de percer une galerie de reconnaissance à Chiomonte, petite commune de 1 000 habitants au nord de Suse, le gouvernement a décidé de déclarer «site d’intérêt stratégique» une partie du territoire, comme une base militaire, et d’y envoyer les carabiniers pour protéger le chantier. Dans la vallée, ces décisions ont été perçues comme des provocations. Des dizaines de milliers de personnes ont défilé dans les rues le 25 février. Et la mobilisation a redoublé depuis la chute du haut d’un pylône, deux jours plus tard, d’un opposant historique au TGV, Luca Abbà, 37 ans, électrocuté alors qu’il tentait de prévenir les contestataires de l’arrivée des forces de l’ordre, venues pour entamer les procédures d’expropriation. Ses jours ne sont plus en danger. Mais, depuis, les No TAV, soutenus par de jeunes activistes radicaux, ont multiplié les coups d’éclat, bloquant autoroutes et lignes de chemins de fer, s’affrontant ça et là avec les policiers. L’opinion publique italienne, elle, se divise. Et se radicalise.
«Baignoire». Le val de Suse est ainsi devenu une sorte de Larzac 2012. A Bussoleno, au centre de la vallée, dans un bar proche de la salle communale où se tiennent presque quotidiennement les assemblées populaires No TAV qui décident des initiatives à prendre, Claudio Giorno, un ancien géomètre d’une entreprise d’autoroutes qui fut aussi l’un des initiateurs de listes écologistes italiennes, s’emploie à démonter les arguments en faveur de la ligne à haute vitesse : «La TAV va provoquer des dommages gravissimes sur l’environnement et sur la santé des habitants. Il y a de l’amiante et de l’uranium sous la montagne. Le percement des galeries va aussi polluer les réserves hydriques. Le tunnel va être comme le bouchon d’une baignoire que l’on retire.»
Il ne croit plus aux assurances des autorités et des experts officiels, insistant sur «l’incohérence économique» de cette ligne à grande vitesse, au départ destinée aux passagers, mais qui, désormais, devrait aussi concerner le transport des poids lourds. «Il y a déjà une ligne ferroviaire pour cela, mais elle est sous-utilisée. Et pour cause : les échanges entre la France et l’Italie ne progressent pas assez pour justifier un tel investissement», précise-t-il. «Claudio faisait partie du petit groupe qui s’est dès le début opposé à la ligne ferroviaire. A l’origine, ils n’étaient pas très nombreux», précise un jeune alternatif, qui rappelle que «seize de [leurs] compagnons sont encore en prison ou aux arrêts domiciliaires». A ses côtés, Marco Commisso, jeune menuisier sur un chantier naval, ajoute : «Au début, il s’agissait de défendre un territoire déjà saturé. Dans cette vallée étroite [moins d’un kilomètre de large par endroits, ndlr], il y a déjà une ligne ferroviaire, deux routes nationales, une autoroute et deux lignes électriques à haute tension.»
Le coût du chantier est estimé à 8,5 milliards d’euros, dont 2,8 pour l’Italie (les opposants parlent, eux, d’une dépense globale supérieure à 20 milliards). Pour le gouvernement et les principaux partis politiques italiens, il s’agit d’un pari sur l’avenir et d’un investissement pour l’emploi et le développement. «Pour aller à Paris, ce sera toujours moins cher de prendre un avion low-cost que le TGV», doute Enzo Castelletto, à la tête d’une PME dans le secteur des glaces et ancien conseiller municipal Forza Italia, qui dénonce «l’argent gâché alors qu’il n’y a plus de sous pour les écoles ou pour les services publics».
Avec la crise économique et les sacrifices réclamés aux Italiens, la bataille No TAV a pris une toute autre dimension. «Il y a vingt ans, si on nous avait dit que la ligne du TGV ne passerait plus ici mais un peu plus loin, par le Val-d’Aoste par exemple, la mobilisation serait retombée, assure Luigi Casel. C’est un modèle économique et une gabegie de l’argent public que nous contestons.»
Pots-de-vin. En toile de fond s’inscrit la perte de crédibilité des partis politiques régulièrement touchés par des scandales de corruption et, plus largement, la défiance envers les institutions du pays. «L’argent de la TAV ira engraisser les pots-de-vin des politiciens, les affaires de leurs amis et les sociétés du BTP liées à la mafia», entend-on entre Suse et Bussoleno, où le No TAV résonne comme un ras-le-bol généralisé. «Quand vous voyez les trains régionaux, l’attente aux hôpitaux ou la corruption, ce n’est pas étonnant que le TGV Lyon-Turin cristallise la rage des citoyens», analyse Renzo Pinard, le maire de Chiomonte, l’un des rares dans la vallée favorable au projet, qu’il considère comme «une modernisation essentielle».Mais qui ne cache pas son inquiétude devant la tournure violente des événements.
Source : http://www.liberation.fr/economie/01012397017-le-lyon-turin-fait-flamber-la-suse