Vingt-six ans après la catastrophe de Tchernobyl, le débat sur la radioprotection est animé. Des voix de scientifiques indépendants s'élèvent pour dénoncer les lacunes de la radioprotection, dont les modèles sous-estimeraient les impacts des radiations à faibles doses.
| 25 avril 2012 | Actu-Environnement.com Agnès Sinaï
Les premières règles pratiques de radioprotection datent de 1896, l'année qui a suivi la découverte des rayons X. Dès le début du XXème siècle, les dangers des rayonnements ionisants deviennent apparents et des comités nationaux sont créés en 1913 dans le but de les étudier. Le premier congrès international de radiologie (1925) reconnaît la nécessité d'évaluer et de limiter l'exposition aux radiations. Pour répondre à ce besoin, le Comité international de protection contre les rayons X et le Radium est créé en 1928 et deviendra (en 1950) la Commission internationale de protection radiologique (CIPR).
A côté de la société savante qu'est la CIPR, l'UNSCEAR (United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation) est l'organisation internationale de référence en matière de radioprotection. Ses rapports, publiés tous les quatre à cinq ans, servent de base aux travaux de la CIPR et à Euratom, qui définit des directives spécifiques à l'Union européenne. L'UNSCEAR, comité scientifique chargé par les Nations unies de consigner les effets des radiations, a été créé en 1955. Son président, M. Wolfang Weiss, explique la méthode d'évaluation du risque des radiations pour la santé humaine : "Nous croyons qu'il y a une relation linéaire sans seuil entre le risque et la dose. 1.000 millisieverts représentent 10% de risque de cancer. 100 millisieverts n'entraîne qu'un pour cent de risque. Donc sur cent travailleurs dans la centrale de Fukushima exposés à 100 millisieverts, un seul aura un cancer". Une arithmétique d'une sidérante simplicité de plus en plus remise en cause.
Dans son rapport de 2008 sur les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl, le comité calculait que la catastrophe avait fait 6.000 victimes de cancer de la thyroïde, dont quinze morts. M.Weiss estime que la mortalité par cancer n'est guère plus élevée dans les régions proches de Tchernobyl que si aucune catastrophe nucléaire n'était survenue. Sur le sort des liquidateurs de Tchernobyl, l'UNSCEAR affirme que seuls 28 sur 530.000 seraient décédés par irradiation aigüe. Mais selon un rapport exhaustif diffusé par l'Académie des sciences de New York en 2010, la catastrophe aurait causé la mort de plus de 110.000 liquidateurs et induit plus de 980.000 décès. L'UNSCEAR s'emploie-t-il à minimiser le risque à long terme de ces "faibles" doses ?
Une évaluation des "faibles doses " basée sur l'observation des "fortes doses"
Le débat sur la radioprotection repose sur la relation dose-effet. Depuis la fin des années 1980, les principales instances internationales, l'UNSCEAR, la CIPR et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) admettent que cette relation est de type linéaire et sans seuil. L'enjeu est important car il signifie que toute dose, même très faible, est susceptible de produire un effet tel que l'induction de cancer ou l'affection de la descendance en termes probabilistes. Pour autant, cette relation ne serait prouvée que dans un domaine où les doses sont beaucoup plus élevées car elle est déduite presque exclusivement de l'analyse des données du suivi des survivants aux explosions nucléaires d'Hiroshima et Nagasaki.
De fait, l'UNSCEAR a été créée à l'origine pour surveiller l'évolution de l'état de santé de cohortes de victimes des bombes d'Hiroshima et de Nagasaki. "De cette irradiation extrême et aigüe, on a déduit la nocivité du millisievert qu'on transpose à une situation d'exposition chronique. Les catégories en matière de radioprotection s'appliquent mal aux situations d'accident de centrale nucléaire, dont les effets durent", observe Yves Marignac, directeur de WISE-Paris, agence indépendante d'information, d'étude et de conseil sur le nucléaire. Selon cet expert, les scientifiques de la radioprotection sous-estiment depuis 50 ans les effets de l'exposition chronique aux radiations : "La communauté internationale aurait dû se saisir de cette question, mais elle s'est refusé à le faire, car ses orientations sont majoritairement fixées d'avance. Elle s'arque-boute pour éviter un changement de paradigme sur le risque d'exposition chronique. Or la situation sanitaire se dégrade dans tous les territoires contaminés. Quelle est la part des radiations dans cette dégradation ? La communauté scientifique porte la responsabilité de ne pas se donner les moyens de le savoir".
A la recherche d'un nouveau modèle
Selon la scientifique canadienne, Rosalie Bertell, médecin et épidémiologiste, le modèle de la CIPR, créée dans le contexte de la Guerre froide et de la promotion de l'industrie nucléaire civile, n'est pas valide. Les critères de la CIPR, marqués par une certaine complaisance vis-à-vis de l'industrie nucléaire civile, ne permettraient pas d'évaluer les risques liés aux faibles doses inhérentes à l'industrie nucléaire, et ne seraient pas susceptibles de proposer des normes de sécurité suffisantes pour les travailleurs du nucléaire et pour le public exposé à des dégagements de radioactivité.
En 2003, le Comité européen sur le risque de l'irradiation, le CERI, propose un nouveau modèle de radioprotection mettant l'accent sur les impacts des doses absorbées. Fondé en 1997, ce comité, composé d'une cinquantaine de scientifiques internationaux, demande que les normes de radioprotection de la directive Euratom 96/29, adoptée en mai 1997 par le Conseil européen, soient revisitées. Selon les fondateurs du CERI, cette directive, en autorisant le recyclage de déchets faiblement radioactifs dans des matériaux du bâtiment et des produits de consommation, expose la population européenne aux radiations à faibles doses, dont les risques sont insuffisamment pris en compte par le modèle en vigueur de la CIPR. Le comité interroge ainsi le problème éthique posé par l'exposition de populations – nées et à naître - à des substances mutagènes sans qu'elles le sachent et sans qu'elles y consentent.
Ses premières recommandations, publiées en 2003, se fondent sur des données épidémiologiques. Le comité estime que la base physique du modèle de la CIPR date d'avant la découverte de l'ADN. "Comme tous ces modèles, elle est de nature mathématique, réductrice et simpliste, note le CERI dans un communiqué de presse. Par analogie, un tel modèle ne ferait pas de distinction entre l'énergie moyenne transférée à une personne qui se chaufferait devant un feu de cheminée, et celle transférée à une personne qui avalerait un morceau de charbon ardent".
Le CERI a donc développé des facteurs de pondération, afin de tenir compte des divers dangers, associés à différents types d'expositions. Les nouvelles pondérations, dites "facteur de danger biophysique" (Wj) et "facteur de danger lié à la biochimie de l'iosotope" (Wk) revisitent l'estimation des atteintes à la santé dues a une irradiation chronique par de faibles doses, suite à l'ingestion ou à l'inhalation de radioéléments rejetés dans l'environnement, dans le cadre d'autorisations légales ou suite à des accidents. Le CERI a appliqué ces nouveaux facteurs de pondération aux données de l'UNSCEAR pour la dose collective due à des retombées radioactives, y compris des essais nucléaires, jusqu'en 1989. L'impact total sur la santé humaine est calculé et comparé avec les données de la CIPR. L'estimation du CERI sur le total des morts par cancers est 60 fois supérieure à la celle de la CIPR : 61.619.512 contre 1.173.606 pour le CIPR. Même facteur pour le total des cancers radio-induits : 123.239.024 selon le CERI, 2.350.000 selon la CIPR.
Réagissant aux recommandations du CERI, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire français (IRSN) a critiqué la méthode, mais reconnu que le CERI posait des critiques pertinentes sur le modèle en vigueur de la CIPR repris par l'UNSCEAR. En particulier, l'IRSN ne contredit pas le fait – sur lequel insiste le CERI - que les expositions internes sont beaucoup plus dangereuses que les expositions externes aux radiations en raison de l'incorporation des produits radioactifs au sein même des cellules et des constituants cellulaires comme l'ADN.
Radiophobie
Alors qu'elle est vitale pour les victimes des accidents nucléaires et des guerres atomiques, la radioprotection semble relever d'une science édulcorée par des organismes dont les ramifications signalent leur proximité avec le monde industriel et les agences d'expertise officielle. La Commission internationale de protection radiologique (CIPR) rassemble en effet des institutions scientifiques, mais aussi des membres de l'industrie électronucléaire russe, du Commissariat à l'énergie atomique, ou du groupe français EDF, à la fois liés à la CIPR et l'AIEA, structures elles-mêmes reliées à l'UNSCEAR au sein d'un système de radioprotection mondial dont la gouvernance demeure trouble.