Hélène Cabioc’h (ATTAC) et Amélie Canonne (AITEC)
mercredi 19 juin 2013
Le projet d’Accord de libre-échange transatlantique entre l’Europe et les Etats-Unis avance dans l’opacité : les documents discutés ne sont pas rendus publics ! Un des buts essentiels de cet accord est d’abaisser les règles environnementales qu’a posé l’Union européenne sous la pression des citoyens.
Le 14 juin, les ministres du commerce de l’Union Européenne ont donné mandat à la Commission pour entamer les négociations d’un Partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement, le PTCI (ou ALET, Accord de libre-échange transatlantique). Main dans la main, les négociateurs affichent leur volonté de boucler un accord ambitieux et global [1] à l’horizon 2015, très vite donc.
La relance de telles négociations se fait dans la plus totale opacité, puisqu’aucun document n’a été officiellement rendu public. Pourtant, les multinationales (notamment énergétiques et des services), l’industrie financière et les grands cabinets juridiques sont sur le pied de guerre et ont mené une campagne de lobbying intense sur le périmètre des négociations.
Au menu bien sûr, l’accès au marché et la question des barrières tarifaires (déjà très faibles des deux côtés de l’Atlantique), une plus grande circulation des biens, des services et des capitaux, une libéralisation plus approfondie de l’investissement... Mais aussi, et c’est là un sujet de préoccupation majeure, une convergence très extensive des réglementation et des barrières « non tarifaires ».
Quelques contradictions et voix dissonantes ont vu le jour ces derniers mois, notamment autour des fameuses ’lignes rouges’ tracées par le gouvernement français (très minces au regard des enjeux), en particulier l’exception culturelle, les marchés publics de la défense, et dans une moindre mesure les normes en matière de sécurité alimentaire. Mais en guise de compromis, la France a finalement accepté le seul retrait « provisoire » des services audiovisuels du texte, et renoncé à mettre un veto.
La Commission européenne fait comme à son usage peu de cas des réserves et des oppositions. Le désir affiché est en effet de « contribuer à l’élaboration de règles mondiales », « au-delà de ce que les États-Unis et l’Union Européenne ont atteint dans les accords commerciaux mondiaux » et « au-delà des engagements actuels de l’OMC ». Soit contourner le blocage du cycle de Doha à l’OMC, en étendant progressivement au niveau multilatéral les règles de ce qui serait l’un des plus grands marchés communs au monde [2].
La multiplication des accords commerciaux bilatéraux et la politique de sécurisation des investissements, en particulier concernant les ressources naturelles [3], menée par l’Union Européenne ces dernières années ont témoigné de son manque de volonté d’entamer une transition ambitieuse vers des modes de production et de consommation soutenables.
Et ses quelques velléités environnementales sont la cible systématique des investisseurs, telles que la directive sur la qualité des carburants [4]. Le PTCI marque une nouvelle étape dans cette direction, qu’illustrent ces deux éléments :
- L’inclusion de mécanismes de règlement des différends investisseur-État.
Ce type d’arbitrage s’est multiplié ces dernières années, avec un record de 58 cas en 2012. Parmi les cas emblématiques de litiges investisseur-État, la plainte de la compagnie suédoise Vattenfall contre l’Allemagne et sa décision d’abandonner progressivement l’énergie nucléaire : Vattenfall réclame 3,7 milliards d’euros en compensation de la perte de profits potentiels liés à deux de ses centrales nucléaires.
Ou encore l’attaque de Lone Pine Ressources Inc contre le moratoire sur la fracturation hydraulique adopté par la province du Québec : Lone Pine réclame au Canada 250 millions de dollars US, en vertu du chapitre 11 de l’ALENA sur les investissements [5].
Le géant états-unien de l’énergie Chevron a déjà entamé l’offensive pour que des droits extensifs soient accordés aux investisseurs dans le PTCI, via une lettre adressée au représentant du commerce américain [6]. Chevron argue de son droit à extraire des ressources (!) et de la nécessité d’avoir des recours contre toute protection environnementale pouvant faire obstacle à ses profits présents et futurs.
De tels mécanismes d’arbitrage pavent clairement le chemin pour une capture du pouvoir par les multinationales. Les cabinets juridiques vivent des litiges et partagent avec les multinationales les immenses gains obtenus. Or ils jouent également le rôle de conseiller des gouvernements quand il faut rédiger les clauses sur l’investissement d’un accord [7]...
Les multinationales de l’énergie pourraient ainsi facilement entamer des poursuites contre des gouvernements européens sur les restrictions, moratoires et interdictions d’exploitation des gaz et pétroles de schiste.
Pire, les États seraient tenus de garantir un « environnement stable » durant toute la durée de l’investissement d’une multinationale, sous peine de poursuites. Il est certain que de telles clauses rendraient les pouvoirs publics frileux quant à l’adoption de mesures ambitieuses de protection de l’environnement une fois un tel accord signé [8].
- L’harmonisation des règles
La suppression des barrières non-tarifaires, des réglementations et normes présentant un obstacle au commerce et à l’investissement constitue un pan très important des négociations. Cette « procédure de coopération sur les normes » présentes et à venir, puisqu’il s’agirait là d’un processus continu d’harmonisation, soulève de nombreuses inquiétudes
.
Dans de nombreux domaines, les préférences collectives et choix de société ne témoignent pas des mêmes degrés d’exigence et de débat des deux côtés de l’Atlantique : politiques alimentaires avec l’exemple des OGM et des viandes hormonées [9], normes sanitaires et phytosanitaires, fracturation hydraulique, nanotechnologies... la liste est longue.
On imagine difficilement la standardisation se faire par le haut si elle se mène à l’abri des consommateurs, associations écologistes, mouvements paysans, syndicats et plus largement du débat citoyen.
Enfin, le choix de politiques ciblées en faveur de la transition écologique pourrait être condamné car faussant la concurrence. Concrètement, une subvention ou soutien aux énergies renouvelables, à la relocalisation d’une activité, des exigences de contenu local de production dans un marché public, etc., pourraient être pris pour cible.
Et ce alors que les énergies fossiles sont par ailleurs largement subventionnées des deux côtés de l’Atlantique et que les engagements pour supprimer ces subventions ne sont pas suivis d’effet.
Le Japon a par exemple contesté en 2010 des mesures prises par le Canada introduisant une ’teneur en éléments nationaux’ pour les producteurs d’énergies vertes [10].
Le PTCI pourrait limiter fortement la capacité des populations à choisir des politiques publiques dans différents domaines, social, environnemental... et privilégier la logique de la réduction des « coûts de transaction » et de l’accès maximal au marché.
Nous appelons donc à un large débat sur ces négociations en Europe et aux États-Unis et à une mobilisation de toutes les forces œuvrant pour la justice sociale et environnementale. Sans objectifs sociaux et écologiques clairs, ces négociations ne seront qu’une capitulation supplémentaire du politique face aux multinationales.
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Notes :
[1] http://trade.ec.europa.eu/doclib/press/index.cfm?id=869
[2] Les USA sont également engagés dans la négociation d’un partenariat "transpacifique" impliquant huit autres pays de la zone Asie-Pacifique : Australie, Brunei Darussalam, Chili, Malaisie, Nouvelle Zélande, Pérou, Singapour et Vietnam. Le Japon, le Mexique et le Canada devraient prochainement se joindre aux discussions.
[3] Voir par exemple le rapport de l’Aitec, Mettre l’UE et sa politique commerciale sur les matières premières hors d’état de nuire
[4] Voir par exemple « Chantage au pétrole sale » et « UE-Canada : lobbying et libre-échange polluent la planète ! »
[5] « L’accord UE/États-Unis peut ouvrir les vannes à des poursuites par les grandes entreprises », CEO et TNI, juin 2013 et « Le droit de dire non : L’accord commercial entre le Canada et l’Union Européenne menace les interdictions de la fracturation hydraulique »
[6] Voir l’article de Sturat Trew, du Conseil des Canadiens
[8] CEO et le TNI citent ainsi dans leur rapport un ancien officiel canadien racontant l’afflux de lettres en provenance des cabinets juridiques de Washington dès qu’une mesure environnementale était en discussion, la simple menace d’un litige suffisant souvent à freiner des ambitions au service de l’intérêt général...
[9) Voir « L’accord de libre-échange États-Unis/Europe menace l’environnement et l’alimentation »
[10] http://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/cases_f/ds412_f.htm
Source : Hélène Cabioc’h (ATTAC) et Amélie Canonne (AITEC) pour Reporterre