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12 janvier 2013 6 12 /01 /janvier /2013 09:01

 

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Isabelle Mahiou  
Santé & Travail n° 081 - janvier 2013

 

Des années durant, les lignards et agents des centraux téléphoniques de France Télécom ont manipulé des parasurtenseurs contenant des éléments radioactifs. Sans précaution et malgré plusieurs alertes sur des excès de cancers. Une enquête exclusive de "Santé & Travail".


Combien de parasurtenseurs contenants des éléments radioactifs ont-ils été installés dans le réseau et les centraux téléphoniques de France Télécom ? 20 millions ? 80 millions ? Et combien en reste-t-il ? Mystère. Une chose est sûre, en revanche : l'opérateur n'a jamais vraiment pris la mesure du risque que pouvaient présenter ces petits appareils, destinés à éviter les surtensions sur les lignes, pas plus qu'il n'en a informé ses agents et n'a dispensé des consignes de protection. Or, à plusieurs reprises ces vingt dernières années, des alertes ont été lancées en divers sites de l'entreprise sur un nombre paraissant anormal de salariés atteints d'un cancer.


Au centre de construction des lignes de Saint-Nazaire tout d'abord. Entre 1989 et 1995, quatre agents décèdent d'un cancer, deux autres sont atteints. La CFDT PTT de Loire-Atlantique dépose plainte contre X pour empoisonnement. Elle met aussi en cause la politique de sécurité de l'entreprise sur la gestion des parasurtenseurs radioactifs, "jetés sur des tas de ferraille". Le groupe confiera en 1995 une étude épidémiologique à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), dont les résultats seront publiés en… 2003. En 1998, à Lyon, un médecin de prévention, qui enquête sur une "épidémie" de cancers du sein dans un service d'accueil, découvre "fortuitement" que les salariées ont travaillé dans des centraux où elles manipulaient des parasurtenseurs radioactifs, qu'elles portaient dans leur poche de poitrine. Il réalise une étude qui relève un risque de contamination par du radium 226 et préconise un recensement exhaustif, une évaluation et un retrait des matériels. Sans effet.


La question ressurgit en Auvergne, à Riom-ès-Montagne : en 2006-2007, sur les six techniciens ayant travaillé dans ce site, cinq présentent des tumeurs. Après enquête (voir encadré), le CHSCT fait jouer son droit à expertise. Via la CGT, il sollicite aussi la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) pour analyser des parasurtenseurs qu'il a repérés. L'étude fait état de risques non négligeables (voir entretien page 8). Ce faisant, le CHSCT Auvergne a ouvert une brèche. Celui de l'Hérault découvre ainsi l'existence des substances radioactives et vote en 2010 une expertise, sur le même modèle, après avoir constaté de nombreux cancers sur deux sites, à Béziers et Bédarieux.


Repères

Le décret n° 2010-53 du 11 juin 2010, relatif à la loi sur la reconnaissance et l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, reconnaît comme radio-induits les leucémies (sauf les lymphoïdes chroniques), les cancers du sein (chez la femme), du corps thyroïde (exposition pendant la croissance), du poumon, du côlon, des glandes salivaires, de l'oesophage, de l'estomac, du foie, de la vessie, des ovaires, du cerveau et du système nerveux central, des os et du tissu conjonctif, de l'utérus, de l'intestin grêle, du rectum, des reins ainsi que les cancers cutanés, sauf le mélanome malin.


Les expertises, menées par le cabinet Secafi, pointent un cumul d'expositions à des cancérogènes, dont les rayonnements ionisants. Les premiers concernés sont les techniciens intervenant dans les centraux et les agents des lignes. Ils ont manipulé pendant des années ces parasurtenseurs, électrodes enfermées dans une enveloppe étanche contenant un gaz et des éléments radioactifs. Jusqu'en 1978, année où ils sont interdits, les modèles en verre au radium 226, connu pour sa grande toxicité, ont été massivement utilisés. Puis ont dominé ceux au tritium, remplacés à leur tour par des appareils non radioactifs. Mais les différents modèles ont coexisté, puisqu'on trouve encore d'anciennes ampoules dans les boîtes de raccordement sur les lignes ou en stock, ou sous l'arrivée des câbles.


Dans les poches, entre les lèvres..

Dans les centraux, les techniciens travaillaient à proximité et au contact de ces composants sur les répartiteurs, murs de têtes de câbles d'où partent les lignes d'abonnés, chacune dotée de deux parasurtenseurs. "Un petit central à 5 000 abonnés contient 10 000 parasurtenseurs, mais en zone urbaine, certains en comptent 50 000, signale Yves Le Dain, membre CGT du CHSCT de l'Hérault. Chaque intervention sur une ligne implique d'en manipuler, toujours de très près, les plus petits mesurant 15 millimètres. Le changement des modèles en verre se faisait à la pince, mais se terminait souvent à la main parce qu'ils se cassaient. On en avait toujours à proximité : dans des bocaux sur les bureaux, sur des étagères, dans les poches, ainsi qu'entre les lèvres quand il fallait les changer juché sur une échelle." Dominique Enjalbert, ancienne secrétaire CGT du CHSCT de l'Hérault, se souvient aussi de pics d'activité lors d'une campagne d'enlèvement des modèles en verre dans la décennie 1990, "sans autre information que "ils provoquent de la friture"".


Sur le réseau, à l'extérieur, les parasurtenseurs se trouvent dans des boîtes, sur les poteaux, à l'arrivée chez l'abonné. Les agents en ont toujours un stock dans la voiture et quelques-uns dans les poches. Ils les manipulent fréquemment : "Tout incident sur une ligne demande de les tester. Il y a également des campagnes de contrôle systématique", précise Franck Refouvelet, membre CGT du CHSCT Auvergne. Là aussi, "souvent les modèles en verre se cassaient quand on les retirait à cause de la corrosion".


Entre contact direct avec des objets radioactifs, qui peuvent fuir ou se casser, et présence dans des locaux où des dizaines de milliers de parasurtenseurs sont susceptibles d'émettre des quantités significatives de rayonnements, les contaminations ne peuvent être exclues. Pour Jean-Claude Zerbib, ancien ingénieur en radioprotection, "l'absence de toute formation des agents aux risques présentés par les rayonnements ionisants a pu conduire à des contaminations au radium 226 par des dispositifs fuyards ou brisés. Ces fuites ont été mises en évidence lors d'une expertise de la Criirad. On ne peut exclure l'existence de contaminations internes : si la main est souillée, tout ce qu'elle touche ensuite est contaminé et peut passer dans l'organisme. Sans compter l'inhalation de tritium ou de radon généré par le radium". L'hypothèse d'une irradiation n'est pas non plus à rejeter dans les centraux, pour les périodes antérieures aux campagnes d'enlèvement des années 1980-1990.


Dans l'Hérault, des cancers en majorité radio-induits

Mais pour évaluer le niveau d'exposition des salariés, il faut pouvoir préciser la façon dont ils ont manipulé les parasurtenseurs, la fréquence, la durée et les conditions d'utilisation… Les reconstitutions de parcours d'expositions de salariés atteints d'un cancer, effectuées par le Giscop 93 [1] dans le cadre des expertises de Secafi, éclairent cet aspect. Sur douze techniciens et neuf agents des lignes de l'Hérault, l'expertise conclut qu'une majorité de cancers peut être associée à des rayonnements ionisants, les autres à une polyexposition (amiante, hydrocarbures polycycliques aromatiques, arsenic, acides forts, trichloréthylène).


Il reste que, faute de traces dans l'entreprise des différentes activités et expositions, "si l'un de nous tombait malade, il n'aurait aucune possibilité de faire le lien avec son parcours professionnel", constate Yves Le Dain, qui réclame des fiches d'exposition et des attestations d'exposition aux rayonnements ionisants.


Pour l'entreprise, le risque n'existe pas

Mais pourquoi France Télécom fournirait-il de tels documents, puisque pour l'entreprise le risque n'existe pas ? Une note de 1974, qui prescrit d'enterrer les ampoules fuyantes avant expédition à un organisme habilité à les détruire, dit que "la radioactivité dégagée par les parafoudres contenant du radium est inférieure à celle constatée sur les montres-bracelets à écran lumineux". Une autre, de 1999, en référence à une analyse de l'Office de protection contre les rayonnements ionisants (Opri), évoque la possibilité d'une exposition par inhalation en cas de bris et conseille le port de gants et d'un masque, mais envisage une élimination des matériels "au fil de l'eau". Enfin, en 2001, une note suggère des analyses pour évaluer le risque et l'élaboration d'une procédure de démontage-entreposage avec l'Opri et l'Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs). Tout en soulignant que "le risque sanitaire est négligeable pour les personnels susceptibles de séjourner à proximité".


En Auvergne, des cancers interpellent le CHSCT

En 2006, la concentration de cancers observés chez des agents France Télécom de Riom-ès-Montagne interpelle les membres du CHSCT Auvergne. En incluant les retraités, le médecin du travail dénombre 10 cancers sur une population de 22 agents ! "Au début, on se demandait par quel bout prendre les choses, raconte Franck Refouvelet, membre CGT du CHSCT Et la direction nous refusait un CHSCT extraordinaire pour en parler. On ne savait pas qu'il y avait du matériel radioactif. On a fait des recherches tous azimuts auprès de divers organismes et experts. Ils ont fini par nous mettre sur la piste des parafoudres ."


Equipé d'un compteur Geiger, il commence, avec un autre militant du CHSCT basé en Haute-Loire, Yves Colombat, à effectuer des mesures sur le terrain et montre qu'il y a des parasurtenseurs radioactifs dans le réseau. Certains, de modèle inconnu, inquiètent du fait de leur niveau de rayonnement : jusqu'à plus de 60 fois le bruit de fond. "On a fait notre travail en utilisant la possibilité qu'a le CHSCT de faire des enquêtes", note Yves Colombat. Un travail énorme, qui met l'entreprise en défaut par les faits. Après une réunion publique et un article dans La Montagne, le CHSCT obtient sa réunion extraordinaire et vote une expertise, en mars 2009, qui reconstituera parcours et expositions professionnels. Elle se poursuit à présent avec un laboratoire de Strasbourg, sur la base de scénarios d'exposition réalisés avec le CHSCT.


Il faut dire que les études commanditées par France Télécom ne sont pas alarmantes. Celle de l'Inserm, présentée au CNHSCT en 2003 et portant sur plus de 100 000 hommes ayant travaillé entre 1978 et 1994, ne retient pas l'hypothèse d'une origine professionnelle des cancers. Même si elle montre qu'il existe un risque élevé de décès chez des agents de lignes pour les cancers de l'os et des cartilages - typiques des contaminations internes par le radium 226 - et significatif pour des cancers de l'appareil digestif et des poumons, organes radiosensibles ! En 2010, un rapport d'évaluation de l' Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) conclut à l'absence de risque de cancers radio-induits. Les doses reçues par contamination seraient très faibles."Les études de l'Inserm et de l'IRSN ont conclu qu'il n'y avait pas de danger. Il n'y avait pas de raison d'engager une démarche volontariste de retrait", estime la direction du groupe par la voix de Jean-Marie Montel, délégué régional Auvergne. Ce faisant, France Télécom ne tient visiblement pas compte d'autres études, telle celle faite en interne à Lyon en 1998, ou des mesures de la Criirad et de l'Institut de physique nucléaire de Lyon (IPNL) arrivant à des conclusions contraires sur la réalité du risque.


Mise en demeure

Cela n'a pas empêché l'inspection du travail de la Haute-Loire de dénoncer les manquements de France Télécom à ses obligations. Fin 2010, elle a mis en demeure l'unité d'intervention Auvergne de procéder à une évaluation des risques liés aux parasurtenseurs radioactifs, de prendre des mesures de prévention et de retirer les matériels. La direction a engagé un travail de recensement et d'enlèvement, non sans avoir contesté la décision. Le département est pilote pour cette opération. Et il n'est pas sûr qu'elle se reproduise à l'identique dans toutes les régions, car elle est lourde. En 2012, une équipe a passé au crible les centraux et le réseau, établi des relevés caractérisant les boîtes, préalable au démontage et à l'évacuation vers des sites sécurisés avant tri par l'IRSN et acheminement vers l'Andra.


Au total, 1 600 boîtes et 32 000 parasurtenseurs devaient être récupérés, "soit environ 250 000 pour la région", indique Yves Colombat, membre du CHSCT Auvergne. Il y aurait donc bien plus de parasurtenseurs radioactifs dans l'Hexagone que le petit million avancé par le groupe. "En s'appuyant sur d'anciens plans, on peut déduire qu'il y en avait dix fois plus dans les années 1970 et 1980, rien que pour le réseau !", ajoute-t-il.


Où sont-ils passés ? L'accord avec l'IRSN d'assistance à la gestion des parasurtenseurs à éliminer date de 2009. "Le dossier est connu depuis 1999. Il y a eu des débuts de collecte, des stockages sans vraie maîtrise, mais l'absence de filière avec l'Andra pour ces objets nous a bloqués pendant plusieurs années", argue Jean-Marie Montel. Les consignes antérieures d'élimination ont été inégalement appliquées : en Languedoc-Roussillon, aucun historique d'installation et de retrait n'a pu être fourni à l'expert. D'autre part, les témoignages des pratiques longtemps en vigueur font craindre que beaucoup ne soient partis à la poubelle. Si c'était le cas, plusieurs millions de ces objets auraient ainsi été disséminés dans la nature.


"Du polonium 210, particulièrement radiotoxique"

 

Entretien avec Bruno Chareyron, responsable du laboratoire de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad)


La Criirad a effectué une analyse des risques liés à l'exposition à des parasurtenseurs radioactifs chez France Télécom. Avec quels constats ? 

Bruno Chareyron : Il y a des modèles très différents de parasurtenseurs, selon la substance contenue, sa radioactivité, le matériau qui l'enveloppe… Dans certains cas, la radiation traverse le contenant. Cela entraîne une irradiation externe. Ainsi, avec le radium, on a mesuré un débit de dose à la peau 400 fois supérieur au niveau naturel de radiation. Plus on est proche et plus les objets sont nombreux, plus le rayonnement est intense. Après, le niveau de risque dépend de la durée d'exposition, de sa fréquence, du type de manipulation… Un compteur Geiger permet d'obtenir une estimation.


Reste la contamination interne. Par inhalation d'abord : des substances gazeuses peuvent diffuser à travers le contenant, avec le tritium en particulier, même à partir d'un objet intact, et elles ne sont pas détectables avec un compteur. L'exposition concerne surtout les situations de travail dans des répartiteurs ou lieux de stockage fermés. Le même phénomène s'observe avec le radon 222 généré par le radium 226. L'ingestion de particules peut se produire par l'intermédiaire du contact des doigts avec des poussières ou des parasurtenseurs défectueux, cassés. Un frottis dans un boîtier a montré une contamination par du radium et ses descendants, plomb 210, polonium 210, particulièrement radiotoxiques.


Les reconstitutions d'expositions a posteriori ne sont pas simples… 

B. C. : On peut calculer la dose reçue par quelqu'un à partir d'une situation de travail clairement définie. La difficulté tient au nombre de scénarios. Mais cela reste modélisable par le calcul. Il est plus complexe d'évaluer la contamination par inhalation et par ingestion. On peut s'appuyer sur des tests de laboratoire, mais il est indispensable que les scénarios d'exposition soient établis en collaboration avec les salariés.


Comment se prémunir de ce risque ? 

B. C. : La première des protections est de supprimer la cause de l’exposition. En attendant, il faut prendre des précautions dans la manipulation et l’organisation du retrait des objets. Mais auparavant, il aurait pu y avoir des mesures simples. A commencer par l’information du personnel sur les risques ainsi que la prise de précautions élémentaires, à savoir : limiter le temps de présence à proximité des sources ; accroître la distance entre postes de travail et placards ou répartiteurs ; transporter les parasurtenseurs à l’arrière du véhicule plutôt qu’à côté ; éviter le contact direct avec la peau (en mettant des gants) et les lèvres…


Comment expliquer le manque de contrôle de la gestion du risque ? 

B. C. : Il y a une méconnaissance des risques, une incapacité des organismes dont la fonction est de protéger. C’était le cas avec le SCPRI1, qui ne nous a pas protégés des retombées de Tchernobyl et dont la position était que les faibles doses n’ont pas d’effets sur la santé. D’où les énormes lacunes dans la prise en charge des risques par les entreprises, les salariés, les citoyens. La position de la CIPR2 est pourtant bien que toute dose augmente les risques et la limite annuelle – 1 millisievert pour le public – est la limite au-dessus de laquelle le risque de cancers est socialement inacceptable (17 cas pour 100 000 personnes). En outre, l’héritier du SCPRI, l’IRSN3, est dans une position ambigüe, à la fois expert de l’Etat et de l’Autorité de sûreté nucléaire, et prestataire d’Areva, EDF ou France Télécom, donc juge et partie dans certains dossiers.


1. Service central de protection contre les rayonnements ionisants. 2. Commission internationale de protection radiologique. 3. Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire.


 

Source: http://www.sante-et-travail.fr/france-telecom--un-risque-radioactif-occulte_fr_art_1185_62049.html

 

 

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