FRANCE - "Cheminots" est un film né d'une commande du comité d'entreprise des cheminots de Provence-Alpes-Côte d'Azur. La bannière ne fera peut-être pas rêver les cinéphiles, et elle placera par ailleurs ce film face à la suspicion politique de certains autres regards. Qu'importe.
Luc Joulé et Sébastien Jousse ont travaillé en toute liberté et rapportent de leur résidence artistique un film qui devrait intéresser tout le monde non seulement par ce qu'il raconte sur l'effrayante mutation que subit actuellement la SNCF, mais plus largement par ce qu'il laisse entrevoir d'un mécanisme économique délétère, le libéralisme, qui ravage toute la société. Constitué d'entretiens avec le plus grand nombre de métiers possibles qui font qu'un train peut rouler (de l'aiguilleur au contrôleur, en passant par les commerciaux), ce film a en effet deux vertus.
La première, corrélative à la décision de mettre très souvent les témoignages en voix off, consiste à nous montrer les hommes en situation et au travail. Le spectateur prend ainsi la mesure, par delà l'image honnie du gréviste à répétition, de toute la complexité du travail des cheminots, du nombre de métiers et de compétences nécessaires à la marche des trains, comme de l'impérieuse coordination et de la nécessaire solidarité entre les hommes dont cette marche procède. Or ce dernier point, et c'est l'autre vertu du film que de le montrer, fait aujourd'hui l'objet d'une démolition de la part d'une direction chargée de mettre l'entreprise sur la voie de la concurrence économique.
Le résultat, si l'on en croit le témoignage sur ce plan unanime des cheminots, est une fragmentation systématique du travail qui relègue chacun à son seul secteur d'activité, lui interdit de participer à la chaîne logistique, et lui ôte au final tout sentiment de responsabilité à l'égard de la bonne marche de l'entreprise. Cette division des tâches répond à des impératifs de rentabilité économique qui servent aussi à briser la traditionnelle culture d'entreprise de la SNCF, en même temps qu'ils accroissent la prise de risques à l'égard des machines et des voyageurs.
Exagération ? Défense de privilèges corporatifs ? L'idée vient évidemment à l'esprit. Elle est pourtant balayée par cette image très forte, pour ne pas dire bouleversante, que celle de ces hommes formés par et dévoués au service public qui avouent aujourd'hui n'avoir plus le goût de leur métier.
Si besoin était, certaines grandes voix ajoutent à ce film des témoignages saisissants. Celle du résistant Raymond Aubrac, qui rappelle à quel point la mission de service public est liée aux idéaux humanistes de la résistance. Ou celle du cinéaste Ken Loach, qui consacra au sujet le film Navigators (2002), et qui rappelle à propos que la privatisation des chemins de fer anglais fut un tel désastre qu'il fallut dare-dare les renationaliser.