Émilie Massemin (Reporterre) mardi 18 novembre 2014
La société CIS bio international, qui exploite une usine de radioéléments artificiels dans l’Essonne, a été condamnée lundi 17 novembre par le Conseil d’Etat, pour manquement dans la sécurité incendie. « Mais enfin, s’exclame le juge, vous n’êtes pas dans le désert du Nevada ! »
Le 17 novembre, l’Autorité de sûreté nucléaire a publié la décision du Conseil d’Etat condamnant la société CIS Bio. Une ordonnance assez rare, dans un pays où le nucléaire règne en maitre, pour être soulignée. Reporterre s’est intéressé au détail de cette affaire.
Vendredi 24 octobre, 10 h. Dans une salle du Conseil d’État, place du Palais-Royal à Paris, des représentants de la société CIS bio international et des représentants de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) se font face.
Le juge des référés interroge les dirigeants de la société, filiale d’IBA, qui exploite l’usine de production de radioéléments artificiels (Upra) de Saclay : « Mais enfin, vous n’êtes pas installés au milieu du désert du Nevada. L’Essonne est une zone peuplée. Pourquoi tardez-vous tant à installer les systèmes d’extinction automatique d’incendie prescrits par l’ASN ? »
Saisi par CIS bio international, le juge doit apprécier le réalisme des délais de travaux imposés à la société par la mise en demeure du 6 mai de l’ASN, en raison de lacunes dans la maîtrise du risque incendie à l’Upra – où sont manipulés et stockés, entre autres, des iodes radioactifs comme l’iode 131.
Le 18 septembre, l’ASN a contraint la société à consigner 480.000 € entre les mains d’un comptable public, une somme correspondant au montant des travaux nécessaires pour l’installation d’un système d’extinction automatique d’incendie dans certaines zones de l’Upra.
C’est la première fois que l’exploitant d’une installation nucléaire de base (INB) saisit le Conseil d’État pour contester une décision de l’ASN. C’est aussi la première fois que l’ASN en arrive à la sanction financière contre une entreprise récalcitrante.
« Chaque année, une centaine de départs de feu se produisent dans les installations nucléaires françaises »
CIS bio international prend la tête de l’Upra de Saclay en 2008, où elle entreprend, entre autres, la fabrication d’iode en solution et en gélules. L’installation, auparavant exploitée par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), est composée de quatre bâtiments principaux, d’après le décret autorisant la société à exploiter l’Upra. Le plus problématique est le bâtiment 549, divisé en huit ailes. Il héberge l’essentiel des activités de recherche et de développement, de production et de contrôle qualité ainsi que des locaux techniques.
La décision de l’ASN, rendue le 19 mars 2013, est sans appel : « En cas d’accident, les conséquences radiologiques peuvent être significatives. » L’iode 131 a un effet potentiellement dévastateur, puisqu’elle « se fixe sur la thyroïde et peut provoque des cancers », explique Christophe Kassiotis, de l’ASN.
Pour lui, le risque d’incendie n’est pas négligeable : « Chaque année, une centaine de départs de feu se produisent dans les installations nucléaires de base françaises ». Pour diminuer ce risque qui plane sur les salariés de l’Upra et les habitants alentours, l’ASN impose à CIS bio international d’installer un système d’extinction automatique dans plusieurs de ses locaux, dont les ailes A, B, C, F, G du bâtiment 549, avant le 30 juin 2014 – le 31 mars 2014 au plus tard dans les secteurs de feu contenant de l’iode.
Elle doit également mettre en place, avant le 31 mai 2014, des mesures compensatoires comme des rondes et réduire la quantité de matières radioactives présente dans ses murs.
Pour la première fois, une sanction financière
L’affaire aurait pu en rester là. Mais des inspecteurs de l’ASN, dépêchés à l’Upra le 1er avril 2014, découvrent que les systèmes d’extinction automatique d’incendie n’ont pas été installés dans les locaux contenant de l’iode. Ces constatations amènent l’ASN à prendre une mise en demeure de CIS bio international, le 6 mai.
Le ton se durcit : l’ASN parle désormais de « lacunes importantes dans la maîtrise du risque d’incendie d’origine interne ». Elle mentionne un rapport du groupe Socotec, spécialiste en gestion des risques, qui révèle que « la tenue des structures du bâtiment 549 n’est pas démontrée en cas d’incendie », et souligne « qu’en cas d’incendie généralisé, dans une aile du bâtiment 549, les conséquences radiologiques peuvent être significatives en raison de l’inventaire en iode mobilisable ».
L’Upra est installée « dans une région fortement urbanisée », insiste-t-elle. De nouveaux délais, serrés, sont imposés à CIS bio international : les travaux devront être finis avant le 6 août pour l’aile B, le 6 septembre pour l’aile C et l’ADEC, et le 6 novembre pour les ailes A, F et G.
Deux autres inspections ont lieu, le 11 juillet et le 20 août. Elles révèlent que les mesures compensatoires réclamées par l’ASN ont été correctement mises en place, « bien qu’elles ne soient pas aussi efficaces que le système d’extinction automatique d’incendie réclamé », souligne Christophe Kassiotis. Des travaux ont été entrepris dans les zones arrières de l’aile B, qui contiennent le plus d’iode radioactif. Mais ni dans les zones avant, où se trouvent les opérateurs, ni dans les sous-sols, où transite l’iode.
En conséquence, l’ASN en arrive à la sanction financière, pour la première fois : dans sa décision du 18 septembre, elle contraint CIS bio international de consigner 480 000 €, somme correspondant au montant des travaux restant à effectuer, entre les mains d’un comptable public. Une autre consignation d’environ 300.000 € pourrait être demandée à la société dans les prochaines semaines, si les travaux ne sont pas finis dans les temps dans l’aile C et l’ADEC.
Les délais imposés par l’ASN irréalistes ?
Pourquoi en est-on arrivé là ? Lors de l’audience du 24 octobre, CIS bio international affirme que les délais imposés par la mise en demeure du 6 mai étaient irréalistes. Elle insiste sur le fait qu’elle a mis en œuvre les mesures compensatoires réclamées et réduit son inventaire en iode.
Enfin, elle assure que l’installation du système d’extinction automatique d’incendie est achevée dans les zones arrières de l’aile B, et bien avancée dans les ailes C, F et G, et dans l’ADEC. Le bras de fer entre l’exploitant et l’ASN pourrait donc s’achever dans les prochains mois.
En attendant, le juge des référés du Conseil d’État, dans son ordonnance lue lundi soir, rejette la requête de CIS bio international. Cela signifie que l’exploitant devra poursuivre l’installation de systèmes d’extinction automatiques d’incendie et respecter la décision du 6 mai de l’ASN.
L’ordonnance du Conseil d’État -
D’autres procédures judiciaires sont en cours, puisque l’ASN a transmis trois procès-verbaux d’infraction au procureur de la République, après avoir constaté au cours d’inspections que ses prescriptions n’étaient pas respectées. Le réseau « Sortir du nucléaire » a également envoyé une plainte au procureur de la République, le 3 septembre.
L’ASN, qui considère que « les performances en matière de sûreté de CIS bio international doivent significativement progresser », maintient la société sous surveillance renforcée.
Contacté à plusieurs reprises, Guy Turquet de Beauregard, directeur général de CIS bio international, ne souhaite pas s’exprimer avant la fin de toutes les procédures concernant la société, au Conseil d’État et au tribunal de grande instance (TGI) d’Évry. L’examen du dossier sur le fond se poursuit au Conseil d’État, mais les dates d’audition et de lecture de l’ordonnance n’ont pas encore été fixées. Au TGI d’Évry, les procès-verbaux d’infraction établis par l’ASN ont été transmis à un magistrat du pôle économique et financier. Le secrétaire général du parquet estime qu’une enquête va être diligentée, mais qu’il faudra attendre janvier 2015 pour en savoir plus.
Complément d’information :
Lire tous les documents de l’ASN relatifs à l’Upra de Saclay.
Source : Émilie Massemin pour Reporterre
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