C'est un texte aride de 1 634 pages, dévoilé par la Commission européenne il y a quelques semaines, qui ravit les multinationales européennes et canadiennes autant qu'il inquiète la société civile. Le CETA, pour « Comprehensive Economic and Trade Agreement », est un accord commercial conclu entre l'Union européenne et le Canada le 26 septembre, qui fait figure aux yeux de beaucoup d'observateurs du commerce international de « bac à sable » pour une négociation beaucoup plus connue : celle du traité transatlantique Europe-Etats-Unis (Tafta/TTIP).
Dans un rapport publié mercredi 19 novembre (« Marchander la démocratie »), une quinzaine d'ONG européennes et canadiennes traditionnellement critiques des accords commerciaux livrent un réquisitoire sans merci contre l'un des chapitres les plus controversés de l'accord : le mécanisme de règlement des différends investisseurs-Etats (ISDS, en anglais), qui instaure des tribunaux d'arbitrage privés pour trancher les litiges entre les entreprises et les Etats.
De nombreux cas d'arbitrage tendant à remettre en cause le droit à réguler des Etats ont émergé ces dernières années dans le cadre d'accords similaires, au premier rang desquels l'Alena, signé en 1994 entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique.
La Commission européenne ne cesse de répéter que les « préoccupations des citoyens » ont été prises en compte pour améliorer le système afin de garantir qu'il ne puisse « être utilisé pour contester avec succès des lois légitimes ». Alors, verdict ?
1. Des définitions juridiques encore trop vagues
Le problème :
A l'origine, les arbitrages ISDS sont censés protéger les entreprises qui investissent dans des pays étrangers contre des décisions arbitraires et illégales des Etats qui les accueillent, comme une expropriation brutale sans dédommagement. Dans les faits, les arbitres adoptent parfois des interprétations très libres des traités, où sont inscrites des notions aussi vagues que « traitement juste et équitable » ou « expropriation indirecte ». C'est ainsi que le géant américain du sucre Cargill a obtenu en 2009 une compensation de 77 millions de dollars après que le gouvernement mexicain a créé une taxe sur les boissons contenant le substitut de sucre « glucose-fructose », dans lequel il avait largement investi.
Le verdict :
Les négociateurs du CETA ont pris la peine de définir l'« expropriation indirecte » dont peuvent être victimes les investisseurs dans une annexe du traité. Il s'agit donc d'une mesure qui « prive substantiellement l'investisseur des attributs fondamentaux de propriété sur ses investissements ». Reconnaissant qu'il faudra procéder au cas par cas, le texte recommande de prendre en considération les « effets économiques » et de chercher à savoir si la mesure porte « atteinte aux attentes définies et raisonnables fondées sur l'investissement ».
Le rapport « Marchander la démocratie » relève une évolution sémantique porteuse d'incertitude dans le CETA : pour la première fois, les arbitres sont invités à juger si les « attentes légitimes » des investisseurs ont été contrariées pour définir le « traitement juste et équitable ». Cette notion, jamais intégrée dans aucun grand traité jusqu'à présent, était déjà invoquée ces dernières années par les investisseurs, à l'image du pétrolier américain Lone Pine, qui réclame 250 millions de dollars en compensation de l'annulation de ses permis d'exploration de gaz de schiste par le Québec :
« [Le moratoire du Québec] a violé les attentes légitimes de Lone Pine à un environnement légal et économique stable et à un traitement égal avec les autres investisseurs », explique l'entreprise dans sa plainte de 2012, qui n'a pas encore été tranchée par les arbitres.
Intégrer cette notion dans le texte du CETA « risque d'entériner le « droit » à un cadre règlementaire stable, mettent en garde les auteurs du rapport. Ainsi, les investisseurs disposeraient d'une arme redoutable pour contester les évolutions de la règlementation, y compris celles mises en oeuvre à la lumière de nouvelles connaissances ou de choix démocratiques. »
Les experts de la Commission européenne assurent que les gouvernements pourront continuer à prendre les décisions politiques qui leur siéent. Mais qui peut imaginer ce qui se serait passé si un accord comme le CETA (ou le traité transatlantique) était en vigueur quand le gouvernement français a décidé en 2011 d'annuler au nom du principe de précaution trois permis d'exploration de gaz de schiste précédemment accordés ?
On peut trouver un élément de réponse dans la bouche d'un avocat international enthousiaste du CETA cité en 2013 par le site spécialisé Mineweb :
« Nous ne disons pas que les gouvernements n'ont pas le droit de changer leurs régulations pour protéger l'environnement. [...] Mais quand un gouvernement cause des dégâts, pour quelque raison que ce soit, à un acteur privé, il doit [le] dédommager. »
Sauf que, même si un tribunal d'arbitrage ne peut ordonner à un Etat de changer sa législation, des condamnations fréquentes à des amendes de plusieurs millions de dollars (jusqu'à 50 milliards !) a de quoi décourager les gouvernements les plus chevronnés de modifier leur régulation.
« Marchander la démocratie » relève enfin un détail intriguant dans le traité : la Bulgarie a pris la peine de préciser dans les annexes que l'exploration et l'exploitation de gaz de schiste était strictement interdite sur son territoire. Signe que la protection du traité n'était pas suffisamment claire ? La France n'a pas jugé utile de le faire.
2. Des réformes insuffisantes
Le problème :
Même la Commission européenne, avocate indéfectible de l'ISDS depuis des années, le reconnaît : le système d'arbitrage privé, parallèle à la justice de droit commun, souffre d'importantes défaillances.
- Siégeant tantôt comme arbitre, tantôt comme avocat, les juristes du petit sénacle de l'arbitrage international sont souvent accusés de conflits d'intérêts.
- Contrairement aux tribunaux de droit commun, l'arbitrage d'investissement ne prévoit généralement pas de mécanisme d'appel pour contester les décisions.
- De nombreux multinationales utilisent la stratégie du « passager clandestin » pour attaquer des Etats, même si leur pays d'origine n'est pas lié avec lui par un accord commercial. Par exemple, le cigarettier américain Philip Moris a utilisé sa filiale hong-kongaise pour attaquer le plan anti-tabac du gouvernement australien : l'accord Australie-Hong-Kong prévoyait un mécanisme d'ISDS, contrairement à l'accord Australie-Etats-Unis, plus récent.
Autant de dossiers sur lesquels la Commission affirme avoir fait avec le CETA d'importants progrès.
Le verdict :
Sur la prévention des conflits d'intérêts, le CETA s'aligne sur les normes de déontologie de l'Association internationale du Barreau. Un choix salué jusque dans l'analyse de la très critique ONG Seattle to Brussels Network, mais pas suffisant pour les auteurs de « Marchander la démocratie », qui notent qu'il n'empêche pas à « un club sélect d'arbitre » de monopoliser le marché de l'ISDS, avec des risques de collusion entre eux. Ils préconisent de recourir plutôt à des juges permanents, au salaire fixe - ce qui a « peu de chance d'arriver, car c'est contraire au modèle de l'arbitrage international », selon Hervé Ascensio, professeur de droit spécialisé dans cette matière à l'Université Paris-1.
Sur le mécanisme d'appel : la Commission reconnaît la nécessité de mettre en place un mécanisme d'appel aux sentences arbitrales, qui « conduirait à une plus grande cohérence dans l'interprétation » des textes. Pourtant, dans le cadre du CETA, elle a seulement inscrit la possibilité de discuter avec le Canada pour « savoir si, et sous quelles conditions » un tel mécanisme pourrait être mis en place. Autant dire que nous n'y sommes pas encore.
Sur l'interprétation des textes : le Canada et l'UE ont prévu la possibilité d'arrêter des « interprétations juridiquement contraignantes » de certains points du traité qui se révèleraient ambigüs, de façon à limiter la marge de manoeuvre des arbitres si des problèmes émergeaient. Premier problème : cette possibilité, déjà présente dans l'Alena, est très peu utilisée, car elle suppose un consensus entre les deux Etats sur l'interprétation, qui peut aller à l'encontre des intérêts de leurs entreprises. Mais surtout, ces avis n'interviennent qu'a posteriori (et ne peuvent donc pas annuler les décisions outrancières qui les ont suscités).
Sur les « passagers clandestins » : le CETA réserve l'accès à l'ISDS aux entreprises qui mènent « des activités commerciales importantes sur le territoire de la Partie où elle est légalement constituée ». Il sera donc impossible pour une multinationale américaine d'ouvrir une boîte postale à Ottawa pour attaquer la France. En revanche, de nombreux géants américains ayant une importante présence au Canada devraient y avoir accès, comme le relève « Marchander la démocratie » :
Cette nuance change l'ampleur des conséquences possibles du CETA, qui ne sera pas réservé aux seules entreprises canadiennes : même si le traité transatlantique échoue, ou évacue son chapitre d'ISDS, Monsanto, ExxonMobil, Chevron et consorts pourront donc attaquer les Etats européens s'ils s'estiment lésés.
Sur les plaintes « frivoles » : le traité comprend un mécanisme permettant aux arbitres d'écarter les plaintes sans « fondement juridique », déjà présent dans plusieurs accords internationaux, comme USA-Maroc ou USA-Corée du Sud. Mais d'après des experts cités par la revue spécialisée Inside US Trade, cette disposition n'est quasiment jamais utilisée. Et pour cause : on imagine mal des arbitres scier la branche sur laquelle ils sont assis en mettant fin à des affaires pour lesquels ils pourront être rémunérés.
3. Bonnes et mauvaises nouvelles pour le secteur financier
L'Alena a fourni peu d'affaires d'arbitrage liés au secteur financier, car le traité offrait une protection limitée aux investisseurs dans ce secteur. Le rapport « Marchander la démocratie » met en garde contre une explosion de la contestation des règlementations financières dans le cadre du CETA, qui est beaucoup plus protecteur à cet égard. Il faut rappeler que les négociateurs canadiens s'étaient battus jusqu'au bout pour empêcher l'intégration des services financiers à l'ISDS, mettant en garde contre un effet dissuasif pour les régulateurs et des risques sur la stabilité du système financier - en vain.
Le traité prévoit bien des exceptions si « l'intégrité et la stabilité du système financier d'une partie » est menacée, mais dans des circonstances bien précises (des mesures « strictement nécessaires » dans des « circonstances exceptionelles »).
En revanche, le rapport « Marchander la démocratie » ne souligne pas une victoire de poids des Européens : l'Allemagne a réussi à négocier une exception permettant de sortir les restructurations de dettes du giron de l'ISDS. En cas de nouvelle crise de la dette, donnant lieu à des défauts partiels (comme celui de la Grèce en 2012), les Etats devraient donc être à l'abri des procès que subit en cascade l'Argentine depuis son défaut souverain de 2001.
Bonus : la « clause zombie »
Elle existe dans la plupart des accords commerciaux internationaux : la clause crépusculaire (ou « clause zombie ») du CETA dispose que son chapitre « investissement » (qui comprend notamment l'ISDS) restera actif 20 ans après une éventuelle abrogation de l'accord.
Ce genre de clause, censé protéger les investisseurs sur la longue durée, pose d'importants problèmes en Amérique latine, où de nombreux Etats, comme l'Equateur, continuent de crouler sous les plaintes après avoir mis fin à la plupart de ses traités, y compris avec les Etats-Unis.