Des finances du groupe à la sécurité des installations, les raisons de vouloir faire revenir EDF dans le giron de l’État ne manquent pas. Surtout avec la volonté d’Emmanuel Macron de construire de nouveaux réacteurs nucléaires. Mais ce projet risque d’être difficile à concilier avec les lois de la concurrence.
« Sur une partie des activités les plus régaliennes, il faut considérer que l’État doit reprendre du capital, ce qui va d’ailleurs avec une réforme plus large du premier électricien français » ; « nous aurons à reprendre le contrôle capitalistique de plusieurs secteurs industriels ». Jeudi 17 mars 2022, la formulation était énigmatique mais le message était clair : le candidat à l’élection présidentielle Emmanuel Macron veut une nationalisation d’EDF. Une nouvelle annonce forte après celle de la construction de six nouveaux réacteurs nucléaires d’ici 2035, le 10 février à Belfort.
Le projet n’est pas nouveau. Le 15 février, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire déclarait sur BFM Business qu’« aucune option […] ne [devait] être écartée » concernant l’avenir d’EDF, pas même une nationalisation. Le 13 janvier, EDF finissait de rédiger un document — dévoilé depuis par Contexte — sur le financement du nouveau nucléaire. Parmi les options étudiées pour payer ce chantier, deux prévoient une nationalisation de l’électricien. Quant au projet Hercule de réorganisation d’EDF, dévoilé en 2019 et abandonné en mai 2021, il prévoyait déjà la création d’une entité « EDF Bleu » 100 % publique regroupant les activités nucléaires, distincte d’un « EDF Azur » dédié aux barrages hydroélectriques et d’un « EDF Vert » rassemblant la vente d’électricité, les énergies renouvelables et le distributeur Enedis, ouvert aux capitaux privés.
Une situation financière difficile
Pourquoi ce projet de nationalisation d’EDF — ou du moins de ses activités nucléaires — revient-il si régulièrement sur la table ? Premier enjeu, faire face aux investissements. EDF est dans une situation financière difficile. En 2020, la dette du groupe s’élevait à 42,3 milliards d’euros. Début mars, il annonçait une chute de 26,2 milliards d’euros de son excédent brut d’exploitation (Ebitda) pour 2022, à cause du relèvement du plafond de l’Arenh — le volume d’électricité vendu à bas coût à ses concurrents — et à une baisse de la production nucléaire liée à un problème de corrosion sur plusieurs réacteurs.
Or, à Belfort, Emmanuel Macron a affirmé sa volonté de prolonger tous les réacteurs qui peuvent l’être, éventuellement au-delà de cinquante ans. Cela n’est pas gratuit. Le coût du « grand carénage », qui regroupe les investissements pour la prolongation des réacteurs et ceux dédiés à l’amélioration de la sûreté, a été évalué à 49,9 milliards d’euros pour la période 2014-2025 par EDF, et à 106 milliards d’euros pour la période 2014-2030 par la Cour des comptes [1]. À cela s’ajoute le projet de construction de six nouveaux EPR, dont le coût a été évalué à au moins 50 milliards d’euros par le gouvernement — 63 milliards d’euros selon Contexte. EDF n’est tout simplement pas capable d’assumer de tels investissements.
Des projets trop risqués pour les investisseurs
Et le recours à d’autres capitaux privés ? Pour les énergies renouvelables, ça fonctionne, grâce aux garanties d’État. « Les investisseurs qui ont financé une nouvelle centrale [2] sont sûrs que l’État va leur racheter toute leur production à un prix garanti fixé à l’avance », explique à Reporterre Anne Debrégeas, ingénieure de recherche en économie et fonctionnement du système électrique et élue Sud Énergie à EDF. Mais pour des projets nucléaires si coûteux, de si long terme et donc si périlleux, il est improbable que ces aides soient suffisantes pour convaincre les investisseurs. Première raison, la dimension politique du programme : « Le risque de stop and go est extrêmement fort sur les projets nucléaires, commente Nicolas Goldberg, référent énergie chez Columbus Consulting, interrogé par Reporterre. La prochaine mandature pourrait refuser le projet sans assumer une partie des risques. » Deuxième raison, l’ampleur du chantier et la menace de dérapages de coûts et de délais. « Quand on a lancé l’EPR de Flamanville, on était sur un projet à 3,3 milliards d’euros développé en cinq ans. Aujourd’hui, on table plutôt sur des chantiers de sept à huit ans à 8 milliards d’euros, en comptant sur des économies d’échelle », poursuit le consultant.
Cela dit, le fait que l’État endosse une grande partie du coût du projet serait plutôt une bonne nouvelle pour le coût de l’électricité. Car l’argent… coûte cher. Le coût du capital dépend notamment du niveau de participation de l’État, qui peut emprunter de l’argent à de meilleurs taux et rassurer les investisseurs en « dérisquant » le projet. Autre manière d’évaluer le coût du financement, le taux d’actualisation, qui reflète lui aussi de manière un peu différente le risque pris par les investisseurs. Ces deux variables peuvent faire varier le coût global du chantier du simple au double. Anne Debrégeas s’est intéressée à ce phénomène pour le scénario de RTE qui prévoit la construction de six nouveaux EPR d’ici 2035. « Avec un taux d’actualisation à 2 %, l’électricité produite coûtera environ 50 euros le mégawattheure. À 9 %, elle atteindrait quasiment 100 euros le mégawattheure ! » Le projet de centrale nucléaire d’Hinkley Point offre un exemple récent de ces variations de coûts. « Hinkley Point a été financée par les fonds propres d’EDF et par d’autres capitaux privés, notamment chinois, rappelle Nicolas Goldberg. Aujourd’hui, le coût du mégawattheure produit est évalué à 92,5 pounds. Selon la Cour des comptes britannique qui audite le projet, si l’État avait participé au financement, ce coût du mégawattheure aurait été ramené à 60 ou 70 pounds. »
Nationaliser pour la sécurité ?
Autre avantage potentiel de la nationalisation, l’amélioration de la sûreté. C’est du moins ce que pense Anne Debrégeas. « Le nucléaire est un secteur ultrasensible. Pour bien le gérer, il ne faut pas avoir trop de contraintes de court terme, vouloir faire des économies de bout de chandelle », alerte-t-elle. En agitant à titre de repoussoir l’exemple de la Compagnie nationale du Rhône, à 50 % privée, qui bénéficie de concessions pour l’exploitation de barrages hydrauliques en France : « D’après la Cour des comptes, l’entreprise s’est fait des profits monumentaux et a sous-investi. »
Reste à savoir si une nationalisation de tout ou partie d’EDF a une chance d’aboutir. L’État est déjà actionnaire à plus de 83 % d’EDF et, selon BFM Business, le rachat de toutes les actions encore sur le marché ne lui coûterait « que » 5 milliards d’euros. Le plus difficile s’annonce de convaincre la Commission européenne, très attachée à la libéralisation du marché de l’électricité. Quelle contrepartie l’exécutif européen pourrait-il exiger ? « Il existe dans le droit européen des possibilités de s’extraire en partie de la concurrence, à condition de définir un service d’intérêt économique général et si tous les concurrents ont accès à ce bien commun qu’est l’électricité dans les mêmes conditions », explique Anne Debrégeas. Cette dernière exigence pose inévitablement la question de la réforme de l’Arenh. La fin du système actuel est prévue pour 2026. Reste à savoir quelle forme il prendrait dans un futur EDF aux activités nucléaires nationalisées. « J’imagine que toute l’électricité produite serait revendue à prix fixe à tous les fournisseurs, EDF compris, ce qui n’entraverait pas la concurrence. Mais pour l’instant, ce n’est pas très clair », admet l’ingénieure.
« Le fond du problème, [c’est] qu’on essaie de créer de la concurrence dans un secteur où cela n’a pas de sens »
Par ailleurs, le projet Hercule avait été abandonné car la Commission européenne réclamait une séparation claire entre les différentes entités publiques et privées du nouvel EDF. Séparation jugée inacceptable par les syndicats, qui dénonçaient un « démantèlement » et une « privatisation » du groupe. Comment Emmanuel Macron va-t-il cette fois-ci éviter cet écueil ? Pour l’heure, il n’a pas donné de détails sur son nouveau projet. Contacté, son parti La République en marche n’a pas répondu aux sollicitations de Reporterre.
Anne Debrégeas n’est de toute manière pas convaincue. « L’État peut décider de nationaliser le nucléaire. Mais cela ne va pas résoudre le fond du problème, qui est qu’on essaie de créer de la concurrence dans un secteur où cela n’a pas de sens [3] », tranche-t-elle. En janvier, plus d’un tiers des salariés d’EDF s’étaient mis en grève pour protester contre le relèvement du plafond de l’Arenh et réclamer que le prix de l’électricité ne soit plus fixé par le marché.
Grève à EDF : le ras-le-bol des salariés face au « pillage de l’entreprise »
Notes
[1] Cf. Futurs énergétiques 2050, rapport complet, RTE, février 2022, ch. 11 « Analyse économique », p. 513.
[2] Par exemple photovoltaïque ou hydroélectrique.
[3] Selon Mme Debrégeas, le système électrique, qui nécessite des investissements planifiés de très long terme et exige la coordination la plus fine des moyens de production pour équilibrer l’offre et la demande à chaque instant, ne se prête pas à la compétition entre acteurs. Cf. Grève à EDF : le ras-le-bol des salariés face au « pillage de l’entreprise ».
Source: https://reporterre.net/EDF-les-enjeux-d-une-nationalisation