Par Marie Astier Reporterre
5 juin 2021
Des magistrats créent une association sur le thème de l’environnement. Jean-Philippe Rivaud, l’un de ses membres fondateurs, veut diffuser le droit environnemental dans une institution qui y est peu formée et renforcer la coopération internationale.
Des militants du climat relaxés au nom de « l’état de nécessité » créé par la crise écologique, un tribunal qui considère l’action de militants anti-glyphosate comme « nécessaire » face au danger pour la santé... Ces décisions inédites montrent une sensibilité grandissante des magistrats aux questions environnementales. Et ce samedi 5 juin est créée l’association des magistrats pour le droit de l’environnement et le droit de la santé environnementale (AFME). Reporterre s’est entretenu avec l’un de ses fondateurs, Jean-Philippe Rivaud, substitut général près la cour d’appel de Paris [1].
Reporterre : Pourquoi créer cette association de magistrats maintenant ?
Jean-Philippe Rivaud : Il y a d’autres associations professionnelles de magistrats, mais il n’y en avait pas jusqu’à présent en matière environnementale. On avait depuis 2010 un groupe de discussion en ligne avec quelques collègues. Il vivotait jusqu’à il y a deux ans, où il a pris de l’ampleur. Une conscience environnementale s’est éveillée parmi les magistrats. Nous sommes maintenant 200 dans ce groupe de discussion — ce qui est énorme à l’échelle de l’institution. On a notamment attiré beaucoup de jeunes magistrats. Mais aussi de très hauts magistrats comme la première présidente de la cour d’appel de Cayenne, ou la procureure générale de la cour d’appel de Paris, qui vont co-signer les statuts. Cela est très symbolique.
Dans ce groupe de discussion, nous avons beaucoup d’échanges autour de questions techniques ou plus générales, des collègues qui envoient de la documentation juridique ou scientifique, il y a une veille des médias. On a donc décidé de structurer tout cela pour cconstituer un fonds documentaire, associer la société civile, les associations, les entreprises, et les scientifiques.
On pensait recruter peu d’adhérents, car les magistrats sont très concentrés sur leur cœur de métier et l’environnement reste encore considéré comme une matière périphérique. À notre grand étonnement, plus de la moitié des membres du groupe de discussion ont déclaré vouloir adhérer.
Pourquoi le droit de l’environnement intéresse-t-il peu, jusque-là, la magistrature ?
C’est un droit très complexe, transversal, difficile à appréhender, auquel les magistrats de l’ordre judiciaire ne sont pas formés. Il mélange droit public, administratif et européen. En droit pénal de l’environnement, il recouvre bien des matières qui vont des phytosanitaires à la pollution de l’eau, en passant par le trafic d’espèces protégées et la police des paysages.
Dans les parquets, ceux qui se retrouvent sur ce contentieux ne savent la plupart du temps pas le traiter. Ce sont des magistrats très généralistes qui ont déjà le nez dans le guidon avec les affaires de violence, de meurtre, les stupéfiants et la délinquance routière. Les parquets français sont tellement débordés que la place du contentieux hyper technique des atteintes à l’environnement est réduite à la portion très congrue.
Donc ils traînent. N’osent pas envoyer les dossiers à l’audience devant le tribunal parce que l’examen va prendre un temps fou pour des peines ridicules. Parce que les juges non plus ne comprennent pas ce contentieux : ils voient passer trois dossiers par an, cela ne leur suffit pas à se former. Et puis le droit de l’environnement est obèse, mais peu effectif.
« La mer est la plus grande scène de crime au monde. »
Face à ce constat, quel est le but de l’association que vous créez ?
Nous voulons diffuser le droit de l’environnement au sein de l’institution. Par des échanges de décisions de justice, de jurisprudence, des exemples de bonnes pratiques, des formations. Nous voulons aussi être force de proposition.
Dans les statuts, nous avons prévu un conseil scientifique, parce que la particularité du droit de l’environnement est qu’il faut qu’on partage nos analyses avec des scientifiques, des médecins, des virologues, des vétérinaires, des climatologues, etc. Qu’on analyse nos questions juridiques à la lumière des explications scientifiques. Par exemple, pour établir la définition du crime d’écocide, on se heurte à des considérations scientifiques : à partir de quel moment doit-on considérer que les dommages causés à l’environnement sont irréparables ? C’est un grand débat.
Un des autres objectifs est aussi de renforcer la coopération internationale. Les sujets environnementaux sont transfrontaliers, la mer est la plus grande scène de crime au monde. Pour lutter contre les trafics internationaux de déchets ou d’espèces protégées, il faut que les procureurs à l’international se connaissent.
En diffusant le savoir, le droit, on doit pouvoir arriver à motiver nos collègues à s’intéresser à ces questions-là.
Les associations environnementales ont souvent recours à la justice. À force, n’obligent-elles pas elles aussi les magistrats à se saisir du sujet ?
En ce qui concerne le contentieux pénal, parmi les plus grands pourvoyeurs d’affaires de tous les parquets de France, se trouvent justement les associations qui viennent porter plainte. Ici, France Nature Environnement parce que le maire a fait abattre des corneilles sans autorisation. Là, l’association des pêcheurs à la ligne du coin, parce qu’un barrage hydroélectrique illégal empêche la remontée des truites. Et même les particuliers. Les procès verbaux viennent aussi de l’Office français de la biodiversité et des administrations comme les Dreal (Direction régionale de l’environnement, l’aménagement et le logement) ou les DDT (Direction départementale des territoires). Mais les associations sont un plus gros pourvoyeur.
C’est bien, parce que cela montre que la démocratie a sa place dans notre pays. Mais les associations viennent aussi combler une forme d’inaction des administrations.
« Les préfets estiment qu’il faut "protéger les emplois", donc éviter de sanctionner les entreprises. »
Sensibiliser la magistrature au droit de l’environnement est donc important. Mais ce n’est pas le seul niveau auquel on peut améliorer son application ?
Un autre problème est que la justice n’est pas nécessairement saisie, il y a très peu de procédures par rapport à la réalité des infractions. Les administrations sous la tutelle de l’État sont très réfractaires à dresser les procès-verbaux. Les préfets, globalement, estiment qu’il faut « protéger les emplois », donc éviter de sanctionner les entreprises. Parfois, dans les dossiers compliqués, ils renâclent à engager des procédures et c’est seulement quand le parquet est saisi, notamment par les associations, que le procureur arrive à faire bouger l’administration.
Donc les procureurs de la République ont des difficultés à ce que les procès-verbaux soient dressés et leur soient transmis, et à réunir les conditions pour engager les poursuites. C’est ce qui remonte de tous les parquets de France.
Une loi adoptée en décembre 2020 prend en compte certains de vos constats : elle crée une justice pénale spécialisée en environnement. Qu’en pensez-vous ?
Sur le principe, c’est indéniablement intéressant. Cette loi attribue une compétence particulière en matière d’environnement à trente-six tribunaux, un par cour d’appel. Mais ce n’est pas accompagné de créations de postes. Les magistrats en place vont devoir se coltiner un contentieux plus important, puisque les autres tribunaux vont leur envoyer des dossiers, sur lesquels ils ne seront de surcroît pas nécessairement formés.
Par ailleurs, pour vraiment spécialiser et avoir des magistrats qui ne font que cela, il aurait mieux valu des pôles moins nombreux, un pour chaque grande région, pour concentrer les compétences.
Peut-être y aura—il des créations de postes. Mais pour l’instant, par rapport à d’autres pays, on est très en retard. L’Espagne, par exemple, a un parquet général pour l’environnement et l’urbanisme, avec un réseau d’une centaine de procureurs spécialisés répartis sur tout le territoire.
Notes
[1] Il est également cofondateur et vice-président du réseau des procureurs européens pour l’environnement et membre de la commission juridique mondiale de l’Union Internationale de Conservation de la Nature (UICN)
Précisions
Source : Marie Astier pour Reporterre
Photo : Fronton du palais de justice de Montpellier. Wikimedia Commons/CC BY-SA 3.0 recadrée/Biache Benoit
Source: https://reporterre.net/Des-magistrats-s-associent-pour-mieux-juger-les-atteintes-a-l-environnement