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14 mai 2020 4 14 /05 /mai /2020 17:20

 

 

 

L’érosion continue des libertés individuelles observée depuis le 11 septembre 2001 connaît, en France, une accélération brutale avec le confinement de la population et l’état d’urgence sanitaire. En l’absence de contre-pouvoirs, les droits fondamentaux succomberont-ils à un virus ?

Par Raphaël Kempf 

> Mai 2020, pages 18 et 19, en kiosques

John Crossley. — « Cast Off » (Larguer les amarres), 2017  © John Crossley - Eames Fine Art Gallery, Londres

John Crossley. — « Cast Off » (Larguer les amarres), 2017 © John Crossley - Eames Fine Art Gallery, Londres

« Je veux être d’une absolue clarté : les dispositions qui ont été prises sont temporaires », a affirmé la ministre de la justice française, Mme Nicole Belloubet. Elle ajoutait dans la foulée que la loi du 23 mars pour faire face à l’épidémie de Covid-19 « n’autorise en aucun cas l’édiction de règles et de décisions durables au-delà de ce que l’urgence justifie (1) ». Ce texte crée d’une part un régime juridique d’exception — l’état d’urgence sanitaire — et donne d’autre part au gouvernement le droit de légiférer par ordonnances dans les domaines les plus étendus — du droit du travail au droit des sociétés… Or rien dans cette loi initiale ne prévoyait de limites temporelles aux dispositions adoptées en matière, par exemple, de procédure pénale. Peu après — répondant peut-être aux nombreuses critiques —, les ordonnances du 25 mars en ont fixé. Mais la pétition de principe de la garde des sceaux affirmant que ces mesures n’entreront pas dans le droit commun à l’issue de l’état d’urgence contredit l’histoire des lois d’exception : elles finissent par se normaliser.

S’agissant de la justice et des prisons, l’ordonnance (2) débute par une étrange mise au point (article premier) : « Les règles de procédure pénale sont adaptées (…) afin de permettre la continuité de l’activité des juridictions pénales essentielle au maintien de l’ordre public. » La référence à l’ordre public étonne : familière aux spécialistes de droit public ou administratif, cette notion est relativement peu connue du droit pénal (à l’exception, discutée, de la détention provisoire en matière criminelle). Et, en effet, la procédure pénale n’a pas vocation à maintenir l’ordre public, mais à rechercher les auteurs d’infraction et à sanctionner les coupables dans le respect d’un certain nombre de principes (équité, procédure contradictoire, droits de la défense, proportionnalité des mesures de contrainte, personnalisation de la peine, etc.). La Constitution prévoit en outre que l’autorité judiciaire est « gardienne de la liberté individuelle » : l’ordre public n’est constitutionnellement pas son affaire.

 

Les ordonnances du 27 mars : une « première » depuis la loi des suspects de 1793

De nombreux médecins et scientifiques s’accordent sur le fait qu’il convient de libérer des prisonniers car les lieux d’enfermement favorisent la diffusion rapide du nouveau coronavirus. En effet, d’après un article publié par The Lancet, « les prisons sont un épicentre des maladies infectieuses (3) ». Mme Michelle Bachelet, haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, « a exhorté les gouvernements et les autorités compétentes à travailler rapidement pour réduire le nombre de personnes en détention (4) ». En France, des mesures ont été prises pour élargir des détenus condamnés en fin de peine, notamment ceux à qui il reste moins de deux mois à exécuter. Mais l’ordonnance de Mme Belloubet cherche à garder en prison les personnes mises en examen, prévenues devant le tribunal correctionnel ou accusées devant la cour d’assises, lesquelles sont pourtant présumées innocentes et enfermées dans les maisons d’arrêt, qui sont les établissements les plus surpeuplés. Comme l’a écrit l’avocat Sylvain Cormier, « aux condamnés, la libération anticipée de plein droit ; aux innocents présumés, l’enfermement rallongé de plein droit. On libère d’un côté et on enferme de l’autre (5) ».

Si des juges de l’application des peines ont pu prendre les devants pour libérer des condamnés, les premières réactions du monde judiciaire face aux nombreuses demandes de mise en liberté formulées pour les prisonniers présumés innocents ont été — pour la plupart — à l’unisson du gouvernement. Un juge d’instruction parisien, probablement expert en infectiologie, a soutenu qu’il était « purement inexact d’affirmer que le milieu carcéral ne protège pas des risques de pandémie », alors que toutes les données scientifiques démontrent le contraire… Le 23 mars à Bordeaux, le parquet a accusé le barreau local, en grève depuis le début de l’année 2020 comme la majorité des avocats de France, d’avoir contribué à la surpopulation carcérale par la multiplication des reports d’audience.

L’ordonnance du 25 mars allonge les délais maximaux de la détention provisoire. Sa publication au Journal officiel a été suivie d’une circulaire de la garde des sceaux et d’un courriel de la directrice des affaires criminelles et des grâces indiquant que les durées de détention devaient être automatiquement prolongées, sans que le détenu et son avocat ne puissent avancer le moindre argument — écrit ou oral. De nombreux juges des libertés et de la détention ont alors immédiatement décidé d’appliquer à la lettre les consignes gouvernementales, faisant ainsi fi du principe de la séparation des pouvoirs. Le 27 mars 2020 ont ainsi été rendues les premières « ordonnances constatant la prolongation de plein droit de la détention provisoire (6) ». Le président de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation Louis Boré en a déduit que « c’est la première fois depuis la loi des suspects de 1793 que l’on ordonne que des gens restent en prison sans l’intervention d’un juge (7) ». L’histoire retiendra que la France a, par voie de circulaire et de courriel, supprimé les droits de la défense, le droit à un avocat, et décidé le maintien en détention de milliers de prisonniers sur simple décision administrative.

C’est à une autre sorte de détention que condamne le confinement. Lors des débats parlementaires ayant conduit à l’adoption de la loi d’urgence du 23 mars 2020, le gouvernement a souhaité créer une contravention punie d’amende pour ceux qui sortaient de chez eux sans justifier d’un motif réglementaire, mais aussi un délit puni de six mois d’emprisonnement pour les récidivistes. Ce seuil de six mois — au lieu de trois, par exemple… — a été choisi pour de pures raisons procédurales : à savoir permettre le jugement rapide de ce délit en comparution immédiate.

La contravention punit le fait de sortir de chez soi en dehors des motifs prévus par la loi et le décret — reportés sur la fameuse attestation de déplacement dérogatoire publiée par le ministère de l’intérieur. Le droit pénal devient ainsi le vecteur d’une normalisation d’un modèle familial, résultat du confinement qui, comme l’écrit le philosophe Geoffroy de Lagasnerie, « a produit un éclatement et une délégitimation de toutes les formes de vie non institutionnelles et familiales ». La contravention — et à quatre reprises, le délit — vient sanctionner d’amende ou de prison la réunion illicite de deux amants : « Un policier est placé entre eux » (8). Ainsi, le décret autorise la sortie pour « motif familial impérieux », dont l’interprétation est sujette à caution, pour ne pas dire à l’arbitraire : une mère n’a par exemple pas pu accéder à la salle d’audience où était jugé son fils détenu, le fait de le voir — même dans un box — n’étant pas jugé assez « impérieux » à l’heure où les parloirs des prisons sont fermés aux familles…

C’est donc la police sur le terrain qui décide, en verbalisant ou non, que tel déplacement est réglementaire ou pas. En d’autres termes, la police fabrique la loi. Et, d’une certaine manière, elle rend aussi la justice. Comme l’a montré la chercheuse Aline Daillère sur les pratiques policières de contraventions dans les quartiers populaires, l’amende forfaitaire — la dénomination technique de la contravention — « est une sanction pénale prononcée sans procès (9) ».

Le dispositif choisi par le gouvernement pour appliquer le confinement et en sanctionner la violation ne pouvait donc que donner lieu à des abus policiers dont la liste comblera les collectionneurs de folie bureaucratique, d’ordinaire habitués à glaner leurs perles dans les archives de l’ex-bloc de l’Est. C’est pourtant au « pays des droits de l’homme » que les forces de l’ordre ont verbalisé des personnes parce qu’elles étaient allées faire leurs courses à plus d’un kilomètre de chez elles (10), alors que cette limite ne s’applique qu’à l’activité sportive ; qu’un journaliste pigiste titulaire d’une carte de presse a reçu une contravention au motif qu’il avait écrit la date sur son attestation au crayon à papier (11) ; que des personnes achevant leurs emplettes ont écopé d’une amende car elles n’avaient pas conservé leur ticket de caisse…

 

Même le Conseil constitutionnel a validé la loi organique, contraire à la Constitution

Il reste évidemment possible de contester ces verbalisations abusives — au sens où elles dépassent largement le cadre légal et réglementaire — mais avec un risque important de devoir in fine payer une contravention bien plus élevée, et sans pouvoir contester la parole policière, celle-ci faisant foi en matière de contravention. On aurait tort d’interpréter ces « abus » comme une dérive individuelle d’agents zélés ; ils découlent des textes édictés par le gouvernement, qui a fait le choix politique de donner une liberté quasi totale aux forces de l’ordre. Le ministre de l’intérieur l’a implicitement reconnu en affirmant le 16 avril devant la commission des lois du Sénat savoir qu’il pouvait « y avoir des erreurs d’interprétation » et avoir en conséquence fait évolué sa « doctrine ». L’état d’urgence donne-t-il ainsi force de loi à la doctrine de M. Christophe Castaner ?

Après quatre verbalisations, le contrevenant devient un délinquant passible d’une garde à vue puis d’une comparution immédiate. Le tribunal de Toulouse a ainsi infligé un mois de prison ferme à un jeune homme de 18 ans au casier judiciaire vierge, intérimaire et consommateur de cannabis, car il était allé acheter sa consommation sans attestation (12). À Cusset (dans l’Allier), les juges ont condamné un sans-domicile-fixe à trois mois de prison ferme pour défaut répété d’attestation… D’autres tribunaux ont relaxé des sans-domicile-fixe dans des situations similaires, ou jugé que le recours au fichier des contraventions routières utilisé de façon purement opportuniste pour recenser les infractions au confinement était illégal, ce que le gouvernement a reconnu en s’empressant d’édicter un arrêté rectificatif pour valider a posteriori une pratique policière contraire au droit (13). Enfin, les tribunaux de Bobigny, Poitiers et Paris ont transmis une question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation portant sur la conformité du nouveau délit de violation du confinement à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et notamment au principe de la présomption d’innocence (14).

En instaurant ce régime d’exception, le gouvernement a cru se débarrasser de tout contre-pouvoir. Il semble y être parvenu s’agissant d’un contrôle parlementaire quasi inexistant (15), de la soumission du Conseil d’État aux exigences de l’exécutif (16), et même du Conseil constitutionnel, qui a validé la loi organique du 23 mars 2020, clairement contraire à la Constitution (17). La résistance de quelques tribunaux rappelle néanmoins que certains restent, dans ce pays, attachés à la Déclaration des droits.

Raphaël Kempf

 

Avocat. Auteur d’Ennemis d’État. Les lois scélérates, des « anarchistes » aux « terroristes », La Fabrique, Paris, 2019.

 

(1) Nicole Belloubet, « L’État de droit n’est pas mis en quarantaine », Le Monde, 1er avril 2020.

(2) Ordonnance no 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale sur le fondement de la loi no 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19.

(3) Stuart A. Kinner, Jesse T. Young, Kathryn Snow, Louise Southalan, Daniel Lopez-Acuña, Carina Ferreira-Borges et Éamonn O’Moore, « Prisons and custodial settings are part of a comprehensive response to Covid-19 », The Lancet Public Health, 17 mars 2020.

(4) Communiqué de l’Organisation des Nations unies du 25 mars 2020.

(5) Sylvain Cormier, « La France malade de la détention provisoire », Dalloz-actualité, Paris, 10 avril 2020.

(6) Hannelore Cayre, « Qui es-tu Nicole Belloubet, pour t’asseoir à ce point sur les libertés publiques ? », Libération, Paris, 31 mars 2020.

(7Le Monde, 4 avril 2020.

(8Les Inrockuptibles, Paris, 1er avril 2020.

(9) Aline Daillère, « La justice dans la rue. Du pouvoir contraventionnel des policiers », mémoire de master 2, sous la direction de Fabien Jobard, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, novembre 2019.

(10Le Télégramme, Brest, 28 mars 2020.

(11) Twitter, compte @raslaplume, collectif de journalistes pigistes, 31 mars 2020.

(12La Dépêche, Toulouse, 5 avril 2020.

(13) Arrêté du 14 avril 2020 modifiant l’arrêté du 13 octobre 2004 portant création du système de contrôle automatisé.

(14) L’auteur de ces lignes est à l’origine de l’une de ces questions prioritaires de constitutionnalité.

(15) Manon Altwegg-Boussac, « La fin des apparences », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 12 avril 2020.

(16) William Bourdon et Vincent Brengarth, « “Le Conseil d’État se dévitalise alors qu’il devrait être l’ultime bastion des libertés” », Le Monde, 12 avril 2020.

(17) Véronique Champeil-Desplats, « Le Conseil constitutionnel face à lui-même », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, 13 avril 2020.

 

 

 

Source : https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/KEMPF/61747

 

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