11 mars par Valery Witsel
Un monde ultra connecté est incompatible avec des objectifs climatiques ambitieux. Entre la 5G ou la sauvegarde du climat, il en va de l’avenir de l’humanité d’opter d’urgence pour la seconde option.
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En Belgique comme ailleurs dans le monde, les nouvelles technologies digitales high-techs et le numérique font l’objet d’une véritable fascination. La 5G (technologie qui devrait permettre un débit de données au moins 10 fois plus important que la 4G), les voitures sans chauffeur, l’« internet des objets » et les « villes intelligentes » [1] laisseraient présager un avenir radieux vers une économie dématérialisée, source de progrès économique et écologique.
Tant dans le chef de la majorité des journalistes que des décideurs politiques belges, il ne semble faire aucun doute que la numérisation croissante de notre société est inévitable et bénéfique pour toutes et tous. « Les dix nouveautés high-techs qui amélioreront notre quotidien », titrait La Libre Belgique en première page, le vendredi 11 janvier 2019. Dans ce dossier, il était question de taxis volants, de télés enroulables ou encore de toilettes connectées, inventions exposées et promues par l’industrie électronique à Las Vegas au salon « Consumer Electronic Show » (CES) qui a attiré plus de 180 000 visiteurs cette année.
À toutes les échelles de pouvoir, le monde politique semble poursuivre le même idéal en matière technologique. Sous l’impulsion de La Commission européenne qui recommande l’implantation de la 5G dans une grande ville par pays de l’Union pour 2020, le Gouvernement bruxellois a donné son accord pour le déploiement de cette technologie de haut débit dans la capitale belge. De leur côté, les gouvernements wallon et fédéral mettent en place leur plan numérique : « Digital Wallonia » et Digital « Belgium », lequel constitue « un plan d’action qui ébauche la vision numérique à long terme de la Belgique » [2]. Le 11 septembre 2018, un « Comité stratégique » [3], composé en grande partie de représentants des sociétés privées (Google Belgium, Proximus, Nexxworks, la FEB), a remis au Premier Ministre, Charles Michel, un plan stratégique d’investissements qui constitue une feuille de route pour la Belgique. Dans ce plan de 150 milliards d’euros à l’horizon 2030, le numérique occupe une place centrale :
Les membres du Comité ont une ambition claire pour le numérique : construire une Belgique numérique sûre, inclusive et prospère à l’avant-garde en Europe. (…) Les nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle et l’Internet des objets, vont modifier radicalement toutes les facettes de notre vie et de notre travail, ainsi que l’ensemble de la société. La révolution numérique est à la fois un facteur de disruption et un moteur de croissance pour notre économie [4].
Dans chacun de ces plans politiques, jamais n’est abordé le lourd bilan social et écologique de la révolution numérique en cours depuis le début des années 90. À l’heure où, mis sous pression par les citoyens, ces mêmes partis politiques proclament en chœur leur détermination à agir pour l’environnement, il est urgent de poser un regard critique sur cette transition numérique car, sur base de l’expérience de ces 30 dernières années, il apparaît évident qu’un monde ultra connecté est incompatible avec des objectifs climatiques ambitieux. Entre la 5G ou la sauvegarde du climat, il faudra choisir. Il en va de l’avenir de l’humanité d’opter d’urgence pour la seconde option.
Le désastre écologique de l’industrie numérique
La digitalisation de nos sociétés encourage à une consommation exponentielle des minerais et des énergies fossiles, comme le charbon et le pétrole. Paradoxalement, le monde « virtuel » repose sur des ressources non renouvelables bien « réelles ». Ainsi, toute l’industrie numérique dépend d’infrastructures lourdes (serveurs, câbles sous-marins, centres de données, antennes, satellites, ordinateurs, tablettes… etc.) produites à partir de plusieurs dizaines de minerais différents. L’extraction et les procédés chimiques d’exploitation de ces minerais détruisent des écosystèmes entiers, sur l’ensemble du globe, principalement sur les continents asiatique, africain et latino-américain. Un exemple : pour chaque tonne de roche extraite du sol en Chine, où sont produites les « terres rares » (minerais stratégiques pour la révolution numérique), des quantités d’eau colossales, 200m3, sont contaminées par des acides sulfuriques et nitrites, lors des opérations de raffinage qui permettent de séparer les minerais d’intérêt des roches stériles.
Selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), l’extraction mondiale de minerais a triplé depuis les années 1970 pour atteindre 70 milliards de tonnes en 2010. Si nous continuons au rythme actuel, nous devrions atteindre les 180 milliards de tonnes en 2050 [5]. Quand on sait que l’industrie minière est déjà la deuxième industrie la plus polluante au monde (après le recyclage des batteries au plomb), tout citoyen ou décideur politique qui a une sensibilité sociale et écologique devrait se montrer préoccupé par cette évolution.
À travers le numérique et les technologies dites « vertes » (comme la voiture électrique), la pollution n’est pas supprimée, au contraire, elle est amplifiée et délocalisée, hors de nos pays. Le journaliste Guillaume Pitron pointe avec justesse une contradiction qui apparaît de plus en plus comme une vaste opération de greenwashing : « N’y a-t-il pas une ironie tragique à ce que la pollution qui n’est plus émise dans les agglomérations grâce aux voitures électriques soit tout simplement déplacée dans les zones minières où l’on extrait les ressources indispensables à ces dernières ? En ce sens, la transition énergétique et numérique est une transition pour les classes les plus aisées : elle dépollue les centres-villes pour lester de ses impacts réels les zones les plus miséreuses et éloignées des regards [6]. »
Par ailleurs, la part de l’industrie numérique dans l’augmentation des gaz à effet de serre, responsables du réchauffement climatique, ne fait qu’augmenter. Aujourd’hui, on estime que les nouvelles technologies de l’information et communication (TIC) contribuent à 10 % des émissions de CO2 dans le monde. Cette proportion ne fait que croître depuis le début de la révolution numérique. Premièrement, toute la chaîne d’extraction, de transformation et d’approvisionnement des minerais consomme beaucoup d’énergie, laquelle est encore produite, en grande majorité à partir du charbon et du pétrole [7]. Deuxièmement, toute opération réalisée sur internet consomme de l’énergie. Par exemple, l’envoi d’un e-mail, accompagné d’une pièce jointe, représente la consommation d’énergie d’une ampoule basse consommation pendant une heure [8]. Si on fait le compte au niveau mondial, les 10 000 milliards (chiffre en augmentation) de mails envoyés par heure nécessitent la production d’électricité de plus de 15 centrales nucléaires. Aussi, dans un processus d’emballement incontrôlable, la digitalisation de l’économie accélère à son tour les processus de production et de consommation de l’ensemble de l’économie mondiale, lesquels reposent sur l’exploitation exponentielle de matières premières extraites du sol. L’exploitation industrielle de la nature, amplifiée par la révolution numérique contribue dès lors de façon croissante au réchauffement climatique et produit des désastres écologiques, sociaux et sanitaires majeurs dans les régions du monde où sont exploités les minerais. Enfin, les objets de consommation high-tech et l’industrie électronique sont impossibles à envisager dans une optique de circularité de l’économie : les minerais sont entremêlés dans des alliages métalliques tellement complexes que le coût énergétique de la réparation et du recyclage des matériaux les rend inenvisageables. Rappelons que dans un smartphone, il y a entre 40 et 60 minerais différents...
En définitive, pour répondre à une exigence de justice climatique et environnementale, il est indispensable de reconsidérer notre rapport aux objets de consommation et à la technologie. Il est clair que la plupart des innovations ultra-connectées high-tech contribuent à une fuite en avant qui met sérieusement en péril notre avenir.
Pour des technologies au service de l’humain !
À rebours de cette tendance, la Commission Justice et Paix défend une approche « Low Tech », c’est-à-dire, la mise en avant de technologies soutenables et accessibles à toutes et tous. Cette démarche popularisée par l’ingénieur français Philippe Bihouix [9] est au domaine des technologies, ce que la permaculture est à l’agriculture : un accélérateur de la nécessaire transition écologique et sociale, ainsi qu’une philosophie de vie à mettre en œuvre.
L’esprit « Low Tech » renvoie à des choses aussi différentes que les initiatives Zéro déchet, les Repair café, la réalisation d’une maison en terre-paille, d’un four solaire ou d’une éolienne Low Tech. Toutes ces démarches ont comme point commun d’amener à repenser en profondeur la conception et la production des objets indispensables à notre existence, afin que ceux-ci soient plus simples, réparables, réutilisables, faciles à démanteler et recyclables en fin de vie, tout en utilisant le moins possible de ressources non renouvelables... Cette démarche vise également à répondre à une aspiration à plus de bien-être, à un mode de vie plus simple et à une plus grande autonomie des citoyens par rapport à leur environnement et leur vie. La digitalisation et l’électronique renforcent, au contraire, la complexité des objets et la dépendance des utilisateurs envers les sociétés multinationales.
Enfin, au-delà de l’ambition de remettre la technique au service de l’humain, des politiques Low Tech ambitieuses laissent entrevoir de nombreux effets bénéfiques. En redonnant de l’autonomie aux personnes, les low Tech peuvent constituer une porte de sortie pour les personnes précarisées. À partir d’une nouvelle approche de la technique, peuvent apparaître également des secteurs économiques locaux, sources d’emplois, non délocalisables et compatibles avec les exigences de la transition écologique et sociale. Enfin, les Low Tech peuvent être un facteur de paix internationale, en diminuant la tension sur les matières premières minérales et énergétiques. Si nous (décideurs politiques et citoyens) souhaitons nous donner une chance de contenir le réchauffement climatique, il est urgent de renoncer à nos rêves technocratiques, matérialisés par le high-tech, pour emprunter la voie plus sobre et soutenable des low tech.
Source : Justice & paix
Notes
[1] La formule « villes intelligentes » désigne le projet de villes qui utilisent des capteurs de données électroniques pour gérer de façon « intelligente » les flux, les ressources, les infrastructures et les services urbains, comme les transports par exemple. Les « villes intelligentes » intègrent dans leur fonctionnement l’« internet des objets » dont l’expression désigne le fait de connecter des objets à internet, de façon à pouvoir les contrôler à distance.
[2] www.digitalwallonia.be/fr/digital‐belgium
[3] Ce Comité stratégique a été « mis sur pied pour conseiller le gouvernement » en matière économique. Dans son dernier rapport, il propose des mesures d’investissement dans six domaines pour intensifier la croissance économique dans la prochaine décennie.
[4] Pacte National pour les Investissements stratégiques, Rapport du Comité stratégique Septembre 2018, pp 25‐26.
[5] resourcepanel.org, source citée dans « La Fabrique écologique, Vers des technologies sobres et résilientes, Pourquoi et comment développer l’innovation low tech ?, 2018 ».
[6] Pitron Guillaume, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui libèrent, p.81.
[7] Selon un rapport du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) sorti en 2019, L’ensemble des activités extractives (agricoles, énergétiques et minérales) sont responsables de plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre et de 90 % de la perte de la biodiversité dans le monde. Perspectives des ressources mondiales 2019, mars 2019.
www.resourcepanel.org/reports/global‐resources‐outlook
[8] Tison Coline et Lichtenstein Laurent, Internet : la pollution cachée, Camicas Productions, 2012.
[9] Bihouix Philippe, L’âge des low tech, Vers une civilisation techniquement soutenable, Editions du Seuil, 2014.