Publié le 16 octobre 2019 par werdna01
La Décroissance – octobre 2019 – La chronique d’Alain Gras – Extraits –
La start-up nation n’en finit pas d’engendrer des monstres. Ces derniers temps, ce sont des trottinettes électriques qui ont envahi les rues des villes. Des grands dadais les louent en sortant leur ordiphone pour parcourir quelques centaines de mètres sans avoir à utiliser leurs jambes. Bien sûr, ces véhicules à moteur vite jetés sont présentés comme « respectueux de l’environnement ». Alors qu’ils constituent le paroxysme de la société de consommation et d’autodestruction.
En sommes-nous arrivés au point ou même les progressistes les plus enragés se rendent compte que les bornes sont dépassées ? L’électrique, derrière les trottinettes, en porte la responsabilité. Il devient en effet, le miroir de l’énorme foutaise de l’économie verte, par exemple lorsque le président de la région PACA (Renaud Muselier) trouve une solution miracle à la pollution de ces monstrueux paquebots qui en escale empoisonnent la ville de Marseille : les alimenter en électricité à quai. Les fumées que le paquebot émet lorsqu’il navigue ne seront donc pas nocives dans les airs, qui on le sait ne font pas de vent, ni de rejets de fuel dans la Méditerranée, où les poissons s’en délecteront.
Un degré plus haut encore de mystification : on annonce que ces carcasses flottantes pourront à l’avenir recharger leurs batteries en mer et les utiliser au mouillage. Est-ce que l’énergie du Saint-Esprit, durant le voyage, qui fera tourner les dynamos pour envoyer les électrons se mettre en réserve, ou bien un surplus de nectar gasoil ? Le développement durable perd définitivement la tête et le sens de la mesure.
Détruire au nom de l’écologie
Cachez cette pollution que je ne saurais voir, cela reste assurément la ligne de conduite des tartuffes de l’écologie, et l’explosion du transport électrique individuel en ville en est l’illustration la plus frappante. Car c’est tout l’espace urbain qui s’est trouvé recouvert d’engins individuels motorisés. Je passe sur les dangers physiques qu’ils représentent, les médias en font leur plat de choix. Mais ils laissent de côté tous les aspects socio-techniques. « gaspillage, individualisme, incivilités, mise en danger d’autrui, stress, hyper consommation, inactivité physique, recherche obsessionnelle du gain de temps… » (Le Point 13 juin 2019). Récemment, l’écrivain Mathieu Lindon poussait l’ironie jusqu’à demander aux maires de créer des pistes pour les piétons, parce que « quand on roule écolo, c’est toujours vert, tout est permis ! » Rien à redire sur ces remises en cause, je souhaite simplement les prolonger sur un plan plus technologique.
Premier point : la durée de vie des trottinettes en location. Par rapport aux autres engins, elle est très éphémère. Trois mois au plus à Paris et il semble que cela soit sous-estimé car aux États-Unis, des relevés précis donnent… 28 jours. Or, pour que l’objet soit rentable, il faudrait qu’il tienne quatre mois. Curieusement, les start-up qui se sont lancées sur le marché de la trottinette électrique en libre service ne sont pas rentables, y compris Lime, la plus grosse, et pourtant elles durent, énigme du système financier.
Autre problème : les caractéristiques physico-chimiques des batteries, en général au plomb ou lithium-ion, sont comparables à celles de automobiles. Nombre de leurs composants, silicium, nickel, manganèse, cobalt (en grande partie venu du Congo, un des pays les plus corrompus au monde, ou sévit le virus Ebola au sein d’une population extrêmement démunie), participent à la prédation de la Terre. Par ailleurs, les terres rares font aussi partie de la panoplie : elles son extraites en Chine, ce qui lui assure la supériorité mondiale (80 %) dans ce commerce du transport électrique.
On parle de 20 000 trottinettes à Paris. Si la durée de vie est en moyenne de trois mois, on aboutit à 80 000 trottinettes par an, ce sui paraît fabuleux, et autant de batteries et de moteurs eux aussi gourmands en substances métalliques. Moteurs qui ont un rendement bien médiocre : 24,7 % selon une étude de l’université Paul Sabatier. A cela s’ajoute d’autres composants (circuit imprimé, chargeur, etc.). Il paraît difficile d’arriver à une comparaison valide, mais, ce sont autant de petites batteries perdues (de 4 à 15 kg), ce qui peut correspondre à l’équivalent de quelques milliers de grosses, comme celle de la voiture électrique Zoé (300 kg).
Enfin, dans les pays adeptes depuis longtemps du vélo, comme la Hollande ou la Scandinavie, un nouveau phénomène se produit : les cyclistes passent à l’électrique par la trottinette. Sans compter les scooters qui chargent encore la barque. Sans aucun doute, le développement durable a bien choisi sa voie de camouflage. Mais arrêtons là ce petite exercice de calcul sur des bases incertaines pour en venir au problème éthique de la technique dans notre société.
Le stade ultime de la dilapidation
Ici se retrouve au plus haut point le manque de considération pour le travail produit par les êtres humains qui réalisent cette chose technique à l’utilité contestable et destructrice de l’environnement. La trottinette est le produit d’une ingéniosité du concepteur, d’un savoir-faire des opérateurs, d’une souffrance aussi, celle de l’ouvrier qui produit l’objet final et éprouve sans doute aussi une certaine fierté, même si les intermédiaires mécaniques, à la différence de l’époque artisanale, sont aujourd’hui nombreux.
Avec ces nouveaux usages, il n’y a pas ou plus de déification du produit de la technique, mais au contraire négation de sa valeur. L’homme qui se veut de plus en plus automate se condamne a se transformer lui-même en objet. Cette incapacité à saisir la valeur morale de ce qui vient de l’art humain marque le sceau de la déchéance que fait subir le capitalisme déchaîné de ces dernières décennies. Ici le produit d’une connaissance et d’un agir propre à notre espèce n’a plus aucun sens en lui-même, dans le cas présent, l’objet transporte et n’existe que dans cet instant. Il me revient les mots de Lamartine « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?« … Qui d’entre nous n’a pas aimé un objet, où n’a pas considéré une machine comme douée non pas d’intelligence, au sens bêbêtes de nos automates à puces, mais d’émotions, d’affects comme si elle logeait en elle une part de nous-mêmes ?
Avec cette Uberfolie universelle disparaît le lien qui nous lie par l’action à notre milieu. Nous arrivons peut-être, avec le loué-jeté généralisé, au stade ultime de l’ignominie de la consommation.