À Escoubès, petite commune agricole des Pyrénées-Atlantiques, le projet d’agrandissement d’une exploitation porcine, qui pourra accueillir 6 500 animaux en continu et 17 000 au cours de l’année, rencontre la résistance d’habitants et d’associations, qui craignent pour la qualité de vie et s’inquiètent du modèle agricole que porte un projet financé à 90 % par des piliers régionaux de l’agroalimentaire.
Ce samedi 8 septembre, dans la vallée du Gabas, à vingt kilomètres de Pau, quelque cent-dix personnes donnent de la voix. À l’appel de l’association « Bien vivre dans les coteaux du Béarn », des habitants d’Escoubès et des villages alentours, des représentants de partis politiques (EELV, France Insoumise, Génération.s, Parti Communiste Français), d’associations et de syndicats (Confédération paysanne, L214, les Amis de la Terre) sont réunis pour protester contre le projet de « la ferme aux 17 000 porcs », validé par arrêté préfectoral depuis le 3 août 2018. Sur les banderoles, les revendications « Non au diktat de l’agrobusiness », « L’agriculture aux agriculteurs », « Jambon de Bayonne, tu vas saccager ton terroir », témoignent des résistances que suscite ce projet agro-industriel dans cette petite commune agricole de 395 habitants où l’on compte déjà huit élevages porcins.
Un projet de taille
Si le projet se démarque par son ampleur – 6 458 porcs pourront ainsi être présents en continu sur l’exploitation, et 17 000 en rotation au cours de l’année, un chiffre inédit pour l’agriculture béarnaise –, c’est également le montage financier de l’opération qui inquiète les opposants : seul 10 % du coût du projet sera assumé par l’agriculteur déjà présent sur la commune, Sébastien B., tandis que les 90% restants seront financés par les coopératives agricoles Euralis et Fipso. Des structures qui ont mué de la coopération agricole vers des rôles de premier plan dans le secteur agro-industriel régional : pour l’année 2017, le chiffre d’affaires d’Euralis atteint ainsi 1,42 milliard d’euros tandis que celui de la Fipso s’élève à plus de 128 millions d’euros. Visant à « conforter la filière Jambon de Bayonne », le projet vient en renfort, selon ses initiateurs, d’une maternité porcine déjà exploitée par Sébastien B., située à Astis, une commune proche, capable de produire 21 600 porcelets à l’année. D’après l’enquête publique, le départ en retraite de plusieurs agriculteurs des alentours obligeait ainsi l’agriculteur à vendre ses porcelets au-delà des limites de l’IGP Jambon de Bayonne.
La procédure d’enquête publique s’est ainsi tenue du 12 mars au 11 avril dernier. Les principales administrations publiques se sont prononcées en faveur du projet. Sur les 125 avis recueillis auprès de la population par le commissaire-enquêteur, 78 % y sont néanmoins opposés. Cette majorité nette de remarques négatives n’empêche pourtant pas le commissaire-enquêteur de considérer que « pour beaucoup d’entre elles, il s’agit de remarques de « principe » » qui relèveraient du « réflexe habituel du NIMBY [not in my backyard – NDLR] : d’accord pour tout ce que vous voudrez mais loin de chez moi, même s’il y a déjà plus de 10 000 porcs dans les élevages existants du village ». En conclusion de son rapport, il donne son accord, considérant que « les éléments favorables au projet l’emportent sur les éléments défavorables, que le projet n’aura pas d’impact significatif sur l’environnement et sur la ressource en eau, qu’il contribuera au développement du tissu économique et agricole local et qu’il confortera la filière IGP Jambon de Bayonne ». Dans le mémoire en réponse (un document qui a pour objet de répondre aux interrogations soulevées durant l’enquête), les porteurs du projet se disent « heureux de constater que la grande majorité de la population locale a compris et accepté notre projet tel que présenté » et considèrent « que si nous nous référons au nombre de personnes qui se sont déplacées, notre projet porcin n’a pas suscité une large opposition ».
Une affirmation contestable, puisque les deux manifestations déjà organisées ont rassemblées chacune plus de cent personnes, chiffre conséquent pour une commune de 395 habitants, mais également hasardeuse au regard du faible nombre d’opinions favorables (22%) exprimées lors de l’enquête publique.
Les opposants au projet, regroupés en majorité au sein de l’association « Bien vivre dans les coteaux du Béarn », envisagent un recours en justice, qu’ils doivent déposer avant le 3 octobre, pour contrer une exploitation dont ils craignent les conséquences diverses : odeurs, conséquences sur la voirie, maltraitance animale mais également promotion d’une agriculture industrielle.
Quelles gênes olfactives ?
Les odeurs émanant de la potentielle exploitation sont une des principales craintes des habitants mobilisés. Le commissaire-enquêteur affirme avoir « pu constater, par trois fois, lors de mes différentes visites, qu’au niveau du parking de la mairie, des odeurs d’élevage se faisaient sentir sans qu’il soit possible d’en attribuer la paternité à l’un ou l’autre des élevages voisins « . Les porteurs du projet assurent cependant que leurs précautions « participeront très fortement à la diminution des odeurs par rapport à un élevage classique ». Un argument qui n’est pas de nature à rassurer Richard Labat, l’un des animateurs de l’association Bien vivre dans les coteaux du Béarn : « Ma maison est située à 200 mètres de la porcherie. Quand on vient vire en campagne, on sait à quoi s’attendre : on sait que quelques jours par an, ça va sentir. Mais pour 17 000 porcs ? », s’interroge cet habitant d’Escoubès.
Ces odeurs que craignent les riverains, des habitants de Caubios-Loos, un village situé à 20 kilomètres d’Escoubès, les subissent pourtant quotidiennement, et ce même si l’exploitation qui en est la cause n’abrite « que » 1 800 porcs. Porte-paroles d’un collectif de cinquante personnes, Germain Sarhy et Fabien Péré dénoncent des odeurs « infectes ». Le premier s’alarme de « nuisances énormes, qui ont des conséquences dans notre équilibre de vie et notre équilibre économique : nos maisons perdent une plus-value énorme ». Les « bouffées » malodorantes qu’ils décrivent affectent leur vie quotidienne : « Lorsque l’on veut manger dehors, le temps le permettant, à 19 heures, on est soudainement obligés de ramasser les couverts, c’est une odeur infecte. Et même en fermant les fenêtres, on a encore les odeurs à l’intérieur. » Les diffuseurs d’huiles essentielles installés par l’agriculteur n’ont pas permis de régler le problème. « La Direction Départementale des Politiques Publiques n’arrive pas à résoudre le problème des gênes olfactives. Il faut arrêter cette porcherie tant qu’ils n’ont pas trouvé de solution », insiste Germain Sarhy.
Ils sont donc venus à Escoubès pour « se fédérer ». « Aujourd’hui, il y a des projets d’Euralis et de la Fipso pour développer ce genre d’élevages intensifs. Si je suis là, c’est parce qu’il y a un enjeu immédiat à Caubios-Loos, mais aussi un enjeu politique agricole », poursuit le porte-parole.
Eurydice Bled, porte-parole départementale d’EELV, s’inquiète de potentiels risques écologiques liés aux 10 675 mètres cubes de lisier que produira chaque année l’exploitation : « Quand on voit ce qu’il se passe en Bretagne suite à l’expansion des nitrates, il y a des phénomènes biologiques et écologiques que l’on n’a pas prévu, comme les algues vertes, par exemple. » Anne-Marie, habitante d’Escoubès depuis 1981, craint pour sa part l’augmentation de la circulation, sur des routes étroites où les croisements sont difficiles. Les porteurs du projet se veulent rassurants en évoquant « une augmentation cumulée d’à peine 3 % » durant le mois d’épandage, soit tout de même 35 camions supplémentaires par jour.
Pour les habitants mobilisés, à Escoubès et à Caubios-Loos, la perte de valeur des habitations est une crainte fréquemment évoquée. « On laissera à nos enfants ce pourquoi on a travaillé toute une vie, que vont-ils avoir ? », se demande Anne-Marie. « Une crainte légitime mais difficile à objectiver », concèdent les porteurs du projet dans le mémoire en réponse.
Le spectre de l’agro-industrie
Au-delà des désagréments importants que craignent les riverains, le projet de « ferme aux 17 000 porcs » d’Escoubès rassemble contre lui de nombreux défenseurs d’une agriculture paysanne, hostiles à l’industrialisation de la filière porcine déjà à l’œuvre en Bretagne. La Confédération paysanne dénonce ainsi « la relégation du paysan au simple statut d’exécutant ». « Quel est le sens de notre métier de paysan si demain nos fermes sont la propriété des groupes industriels ? », s’interroge le syndicat paysan, esseulé dans le monde agricole face à la force de frappe de la puissante FNSEA, favorable au projet. Pour Jean-Louis Campagne, agriculteur et militant de la Confédération, « ce qui nous interroge le plus, dans ce modèle-là, c’est que l’éleveur n’a pas les moyens de se payer un outil de cette dimension-là, parce que la filière ne rémunère pas bien les éleveurs de porcs. C’est la filière, qui a besoin de porcs, notamment Euralis et la Fipso, qui finance ce projet ». « On est un peu loin d’un projet agricole : c’est une filière qui est en manque de matière première, en quelque sorte un petit peu par sa faute. Parce que si les paysans avaient été mieux rémunérés, ils continueraient à produire aujourd’hui. Ils arrêtent et n’agrandissent pas : ils n’ont pas les moyens, les banques ne suivent pas. Ce sont des financiers qui mettent de l’argent dans des projets agricoles », explique-t-il au Média.
André Candau, agriculteur à Escoubès depuis 40 ans, possède une exploitation porcine, dans laquelle 360 animaux sont élevés sur paille et en plein air, et se plie à un cahier des charges bien plus exigeant que celui que devra respecter le gérant du projet. Il s’inquiète lui aussi et considère « qu’un tel projet est néfaste puisqu’ils vont essayer de faire des économies d’échelle de par la taille de l’élevage. Quand il y aura une crise, eux pourront continuer à produire, et les agriculteurs d’à côté tireront la langue, se décourageront et arrêteront. » Dénonçant des « élevages où il n’y aura plus d’agriculteurs », ce petit exploitant s’alarme d’un modèle dans lequel les jeunes agriculteurs en sont réduits à jouer le rôle de « façade » et plaide pour « un tissu d’exploitation agricole familial, réparti correctement sur un territoire et en symbiose avec les habitants ».
Des craintes partagées par Richard Labat, l’un des animateurs de l’association Bien vivre dans les coteaux du Béarn : « Comment voulez-vous motiver un jeune agriculteur à reprendre la ferme de ses parents si derrière des industriels investissent 4 millions d’euros alors que lui ne peut pas sortir 100 000 € pour acheter un tracteur ? », se questionne celui dont la maison est située à deux cents mètres de l’actuelle porcherie.
Les porteurs du projet se défendent en évoquant non « pas un développement d’activité mais un maintien qui pérennise la filière locale » et contestent la potentielle influence sur le prix de vente des porcs : « En ce qui concerne la filière Jambon de Bayonne dans laquelle évoluera cet élevage, l’incidence supposée serait effective s’il y avait une surproduction et que cet élevage participait à une production plus importante, ce qui n’est absolument pas le cas. » « En élevage porcin, le moindre projet nécessite d’investir des sommes très importantes. Les coopératives Fipso et Euralis ont décidé de faciliter et d’accompagner toute opération de transmission ou de restructuration d’entreprises porcines ou d’installation de nouveaux éleveurs, peut-on lire dans le document fourni lors de l’enquête publique.
Des arguments qui peinent à convaincre Jean-Louis Campagne. « Si l’on veut maintenir des fermes dans les petites communes, il faut qu’il y ait de petites fermes qui arrivent à vivre plutôt que ces fermes-usines. L’agriculteur va juste gérer de la main d’œuvre, et la filière va récupérer de la matière première. Ce n’est pas du tout le modèle que l’on défend et qu’on tient à développer. On veut des territoires avec des paysans dessus, et pas des fermes-usines », insiste le militant de la Confédération paysanne. Les porteurs du projet, qui ne semblent pas en phase avec ces positions, défendent notamment l’export vers le marché chinois, fréquemment critiqué par les opposants, et assument le modèle libéral sur lequel s’appuie l’initiative : « La compétitivité est une vertu : elle a le pouvoir de générer de l’activité et de l’emploi dans les territoires qui en font preuve. Elle permet aux producteurs de répondre aux attentes des consommateurs en termes de quantité, qualité sanitaire, diversité, prix et origine de leurs produits alimentaires. »
L’écologiste Eurydice Bled dénonce pourtant un décalage avec les préconisations des organisations internationales : « On entend les recommandations de l’ONU qui vont dans le sens de l’agroécologie, qui elle seule peut nourrir le Monde. Mais on fait tout le contraire. On appauvrit les sols, on vide les campagnes de leurs paysans en créant des grands projets, qui au lieu d’avoir cinq paysans auront cinq salariés. » La porte-parole départementale d’EELV s’inquiète aussi de la souffrance animale engendrée par ce modèle agricole : « On va vers toujours plus de maltraitance, des animaux toujours plus utilisés comme des machines à viande. Ils ne verront jamais le jour, ne pourront pas s’ébattre à l’extérieur. On va a contrario de tous leurs besoins psychologiques et physiologiques. »
Les riverains, qui ont recueilli plus de cent adhésions à leur association, ont maintenant jusqu’au 3 octobre pour porter l’affaire au tribunal administratif, nouvelle étape dans leur mobilisation contre un « projet qui va engendrer énormément de souffrance : animale, humaine, économique et environnementale », selon les mots d’une responsable politique présente lors de la manifestation.
Contactés par Le Média, l’agriculteur Sébastien B. et le président de la FDSEA des Pyrénées-Atlantiques n’ont pas donné suite à nos demandes d’entretien.
Crédits photo de une : Téo Cazenaves pour Le Média