Délaissées dans l’attente d’un chantier de construction, souvent transformées en décharges, les friches urbaines rebutent. Pourtant, ces fouillis d’épines et d’herbes folles sont de précieux havres de biodiversité. Reporterre a accompagné la botaniste Audrey Muratet sur l’un de ces « terrains vagues ».
Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), reportage
C’est une sorte d’anomalie du paysage : sous les barres d’immeuble aux façades un peu décrépies, rue Jean-Ferrat, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), des mottes défoncées couvertes d’herbes folles, de buissons rampants et des ronciers emmêlés ont pris leurs quartiers. Les graminées picotent les chevilles, le soleil chauffe les bras nus, un bourdon passe en vrombissant au-dessus de la soie froissée d’un coquelicot. On surnomme « dent creuse », « terrain vague » cet ancien verger dans le flou, plus tout à fait en ville, pas encore prairie. Audrey Muratet, écologue et botaniste, connaît ce type de friche urbaine par cœur. Sa Flore des friches urbaines, réalisée avec le photographe Myr Muratet et la dessinatrice et graphiste Marie Pellaton, qui paraît en ce mois de juin, est l’aboutissement de quinze années d’enquête sur ces irruptions de la nature dans la cité.
Audrey Muratet utilise la clé de détermination à la fin de la « Flore » pour identifier un compagnon blanc.
De minuscules fleurs blanches, à la base verdâtre veinée de bordeaux, attirent l’attention de la botaniste. « Ce sont des compagnons blancs, indique-t-elle. Elles s’ouvrent le soir, car elles sont pollinisées par un papillon de nuit. » Cette plante est caractéristique des « sols nitrophiles », peut-on lire dans la Flore. « Cela signifie qu’elle pousse sur des sols enrichis en nitrates, où des humains et des animaux ont uriné et déféqué. Comme la grande ortie et l’orge des rats », traduit Audrey Muratet. Quelques pas plus loin cohabitent la moutarde sauvage, les ombelles graciles de la carotte sauvage et une grosse touffe de trèfle blanc. Ainsi qu’une drôle de plante aux feuilles vertes rigides enroulées en cornet autour de la tige, toutes remplies d’eau. « On l’appelle cabaret aux oiseaux parce qu’ils peuvent s’y abreuver », sourit la botaniste. Sur un carré de végétation d’un mètre de côté — l’unité scientifique pour réaliser un inventaire dans les règles de l’art —, les espèces différentes se comptent par dizaines. « Notre Flore présente 258 espèces. Mais en réalité, nous en avons observé beaucoup plus. Nous avons fait le choix de ne présenter que les plantes les plus communes. »
Ces végétaux ont développé d’étonnantes stratégies de survie en milieu hostile. Ainsi, le fromental peut croître dans des sols pollués au cadmium. Pratique quand on sait que les friches s’implantent souvent sur d’anciens sites industriels gorgés de métaux lourds et d’hydrocarbures. « Sans aller jusqu’à parler de phytorestauration de terres contaminées, certaines plantes peuvent capter les polluants dans leurs racines puis dans leurs tissus et éviter qu’ils ne contaminent l’eau », précise l’écologue. Leurs modes de reproduction sont tout aussi inventifs, poursuit-elle en saisissant le fruit minuscule d’une grande chélidoine, communément appelée « herbe aux verrues » : « Les graines sont dotées d’un appendice charnu et sucré dont raffolent les fourmis. Ces dernières assurent la dispersion en les rapportant dans leur fourmilière, en mangeant l’appendice et en jetant la graine ! »
« La plus grande biodiversité urbaine en faune et en flore »
Pourquoi s’intéresser à ces espaces à première vue peu attrayants ? « Les friches sont méconnues et même mal-aimées, dépréciées. Pourtant, les études réalisées partout en Europe montrent qu’elles intègrent la plus grande biodiversité urbaine en faune et en flore », souligne Audrey Muratet. D’autant qu’elles peuvent arborer des visages très différents en fonction de leur âge. D’abord, la cymbalaire, le grand plantain ou encore l’orpin blanc colonisent les interstices des dalles de béton, les trous dans le bitume ou le ballast. Puis s’invite le cortège des plantes pionnières, éphémères et prolifiques en graines, emmenées par le coquelicot et la moutarde des champs. « C’est ensuite l’explosion des bisannuelles : onagres, vipérines, bouillons blancs », décrit la botaniste. Ce n’est qu’ensuite que la friche se change en prairie, puis en fourrés hérissés de ronces et d’aubépines. À la fin vient la forêt. « Mais en réalité, il est très difficile de trouver un milieu homogène, nuance Audrey Muratet. Nous le voyons sur cette friche : le coquelicot et la moutarde, pionnières, côtoient les dipsacus et les bardanes des friches, les graminées des prairies et les ronces des fourrés. »
Par ses recherches dans le cadre du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), la botaniste a mis en évidence le rôle des friches comme espaces-relais entre de gros réservoirs de biodiversité, les fameuses « trames vertes et bleues ». Autrement dit, elles permettent aux animaux des villes — insectes, papillons mais aussi mammifères comme le renard — de se déplacer au gré des tâches vitales qu’ils doivent accomplir, reproduction, nourriture, repos. Ainsi, une étude menée par le biologiste David Gutiérrez dans le nord du Pays de Galles a révélé que le nombre de friches avait un effet significatif sur le taux de survie du point de Hongrie, un papillon rare. Si leur rôle est complémentaire de celui des autres espaces verts urbains, comme les jardins publics et les cimetières, elles ne peuvent le remplir qu’à deux conditions : « Une surface minimale de 2.500 mètres carrés et une distance de quelques centaines de mètres maximum entre elles, sans quoi elles ne peuvent plus communiquer. »
Pourtant, ces havres de biodiversité sont en danger. Pour repérer les friches à explorer, Audrey Muratet s’est appuyée sur la cartographie du mode d’occupation des sols de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (Iaurif), régulièrement mise à jour et qui désigne les friches sous le terme « terrains vacants ». Son évolution est alarmante : « Ces dix dernières années, la surface des friches a diminué de 50 %. » Dans la brochure « Terrains vagues en Seine-Saint-Denis », publiée en 2011, la botaniste indique que sur les vingt-et-une friches identifiées dans le département, seules dix-sept ont pu faire l’objet de recherches, « quatre ayant été mises en chantier avant la fin de [son] étude ». Généralement, ces terrains vagues sont remplacés par du bâti, selon une étude menée par la communauté de communes de Plaine commune. Or, « quand les friches disparaissent, la continuité écologique n’est plus assurée. Les espèces se heurtent à des barrières et ne peuvent plus se déplacer. Les populations se réduisent et risquent de disparaître », déplore l’écologue. Une dynamique dramatique déjà à l’œuvre : « En sept ans de travail de terrain, nous avons découvert que le nombre d’espèces présentes sur les friches avait déjà diminué, sans doute en lien avec la diminution du nombre de friches. »
Changer le regard sur les friches
Or, tant que les mentalités n’évolueront pas rapidement à l’égard des friches, il sera difficile de les préserver. « Les personnes qu’on a croisées sur ces lieux les perçoivent comme des espaces poubelles, pas comme des espaces riches et nourriciers, regrette Audrey Muratet. Il faut changer ce regard, ouvrir les murs et les barrières qui les dissimulent et mettre des panneaux qui expliquent pourquoi il faut maintenir cette biodiversité spontanée. C’est nécessaire pour que les habitants l’acceptent et la respectent. » La Flore des friches urbaines, conçue pour être accessible aux curieux de nature et richement illustrée de photos d’art et de plus de 800 dessins originaux, participe de cette volonté de réhabilitation. C’est ce qui a séduit Xavier Barral, fondateur de la maison d’édition qui porte son nom, pourtant plus versé dans l’art contemporain que dans la botanique : « Quand les colons ont exterminé les peuples d’Amérique, ils ont tout fait pour ne pas les nommer et les ont désignés sous le terme générique d’Indiens. Pas de nom, pas de culpabilité. Grâce à ce livre, je découvre que toutes les plantes invisibles que je croise chaque jour ont chacune un nom. Le fait de pouvoir les nommer apporte une reconnaissance, une prise de conscience et une attention. »
Et maintenant ? Pour Myr Muratet, toute une dimension humaine de la friche, refuge pour migrants, Roms, prostitués et marginaux, reste à explorer. Le photographe a déjà commencé ce travail avec son exposition Wasteland, en 2011-2012, qui s’intéresse aux antiquités de plastique, aux cabanes en planches et aux silhouettes fugitives qui vaguent parmi les herbes folles. « Car les termes de la botanique utilisés pour désigner les plantes des friches, mauvaises herbes, espèces invasives… ont malheureusement trop tendance à être étendus à leurs habitants humains. »
Flore des friches urbaines, Audrey Muratet, Myr Muratet et Marie Pellation, Éditions Xavier Barral, 1er juin 2017.
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Source : Émilie Massemin pour Reporterre
Photos : © Émilie Massemin/Reporterre
. chapô : La friche qui borde la rue Jean-Ferrat, à Saint-Denis.
Source : https://reporterre.net/Les-friches-urbaines-sont-d-etonnants-reservoirs-de-biodiversite