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20 juin 2017 2 20 /06 /juin /2017 10:10

 

 

 

Par Fabrice Nicolino

POSTED BY: LEPARTAGE 5 JUIN 2017

TOPICS:Éco-IndustrialismeGreenwashingPropagande

TOPICS:Éco-IndustrialismeGreenwashingPropagande

Le texte qui suit est tiré du livre crucial écrit par Fabrice Nicolino, « Un empoisonnement universel : Comment les produits chimiques ont envahi la planète » (Les liens qui libèrent, 2014). Il revient sur la création d'institutions supposément écologistes parmi les plus prestigieuses, et sur les intérêts économiques qui se cachent insidieusement derrière. Il complète bien le précédent article publié sur notre site, une traduction d'un texte du chercheur australien Michael Barker, qui traite à peu près du même sujet. Ils permettent de comprendre pourquoi il est illusoire de compter sur les institutions dominantes pour sauver quoi que ce soit (à l'exception de la civilisation industrielle).


Le double jeu permanent de l’Onu et du Pnue

Où l’on découvre que le rapport Meadows a été écrit par un M. Meadows. Où l’on croise l’ombre duplice de Maurice Strong. Où l’on sonde l’âme meurtrière de Stephan Schmidheiny.

 

Il paraîtra exagéré, mais il est pourtant vrai, que le Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue) a été créé en 1972 pour les besoins de l’industrie. Soyons charitable : ce vaillant organisme de l’Onu a été imaginé par les servants les plus lucides de l’univers industriel.

Il y a quarante ans, les dents claquaient déjà lorsqu’il fallait évoquer les désastres écologiques. Certains croyaient la catastrophe imminente – ils avaient tort –, d’autres se réfugiaient dans le déni et la foi naïve dans la croissance éternelle de la production. Mais quelques-uns, qui ne détestaient pourtant pas ce monde, se posaient déjà des questions. En témoigne le très renommé rapport Meadows, commandé en 1970 au Massachusetts Institute of Technology (MIT) par le Club de Rome, un groupe international de réflexion.

 

Meadows annonce les temps nouveaux

On chercherait en vain chez Dennis Meadows, qui a donné son nom à ce travail, la moindre opposition au système politique en place. Né en 1942, ce physicien entre au service du MIT à la fin des années 60. Il deviendra, après la parution de son travail, directeur d’un programme universitaire tourné vers l’ingénierie et le business. C’est en physicien habitué aux chiffres et aux courbes qu’il coordonne avec trois autres auteurs (sa femme Donella, Jørgen Randers et William Behrens) un texte qui parle sans pathos de croissance, d’expansion, de limite, d’équilibre.

 

Nous sommes au début des années 70 et – sans qu’on le sache – à la fin des Trente Glorieuses. C’est alors que Meadows lance un avertissement : cela ne peut plus durer. L’argument est devenu depuis un lieu commun, mais, à l’époque, affirmer qu’une croissance exponentielle dans un monde fini est impossible relève de la plus folle audace. Si l’on ne sort pas du paradigme de la croissance aveugle, prédit Meadows, ce sera l’effondrement. Probablement dans le cours de ce XXIe siècle qui est le nôtre. Et la technologie, si elle est susceptible de nous acheter du temps, ne saurait que différer une issue qu’on peut qualifier sans crainte de terrifiante.

 

C’est dans ce contexte de vives interrogations qu’apparaît sur la scène Maurice Strong. Le qualifier de Janus biface est le moins qu’on puisse lui accorder. Né en 1929, ce Canadien a fait fortune dans l’industrie transnationale. On ne saurait dresser la liste de tous les groupes qu’il a dirigés, mais il faut en signaler quelques-uns. Et d’abord Power Corporation of Canada, qui gère en 2013 la bagatelle de 500 milliards de dollars de placements aux États-Unis, en Europe et en Chine. À comparer au budget biennal de l’Onu – pour 2012 et 2013 –, qui ne dépasse pas 5,15 milliards de dollars, soit 100 fois moins.

 

Maurice Strong en policier privé

On ne peut détailler ici l’histoire de cette méga-entreprise fondée en 1925 et qui a toujours joué un rôle politique considérable au Canada, pour l’essentiel aux côtés de la droite fédéraliste. C’est piquant, car Strong s’est toujours vanté d’être un socialiste, ce qui, dans le langage politique des droites nord-américaines, est synonyme de communiste. Strong a pourtant été le grand patron de Power Corporation of Canada de 1961 à 1966. Il a également été un cadre très supérieur de l’industrie pétrolière – chez Dome Petroleum, chez Castex (Chevron), chez Norcen Energy Resources – et il a même dirigé Petro-Canada, grande entreprise s’il en est. Terminons la liste par un poste emblématique : Strong a été le patron d’Ontario Hydro, géant de l’hydro-électricité et du nucléaire.

 

Affirmer qu’il aura défendu toute sa vie, au premier plan, la marche du monde n’a donc rien d’une calomnie. Mais il faut ajouter qu’il a suivi parallèlement, dès la fin des années 40, une autre carrière, « philanthropique » celle-là. Est-elle sincère ? Que chacun juge par les faits. Sur le site Internet de M. Strong, qui fait un grand usage du story-telling, cet art renouvelé de raconter de belles histoires, on apprend que ce dernier a rencontré les Nations unies un beau jour de 1947, alors qu’il avait 18 ans, en la personne d’un certain Bill Richardson. Lequel lui aurait permis de devenir un simple policier privé chargé de la sécurité au siège new-yorkais de l’Onu.

On a encore plus de mal à avaler la suite, car Strong devient peu à peu un responsable des Nations unies. Par quel étrange parcours ? On ne sait pas. Il sera en tout cas, dans les années 90 du siècle passé, secrétaire général adjoint de l’Onu. Frottons-nous les yeux, car cette information paraît tout à fait improbable. Strong, grand patron canadien, petit flic privé de l’Onu, puis secrétaire général adjoint de l’immense structure planétaire ? Qui croirait à une telle invention ?

 

Elle est pourtant vraie. Maurice Strong, ainsi qu’on peut encore le voir sur son site, a ouvert la conférence historique sur le climat qui s’est tenue en 1997 à Kyoto, au Japon, avec le titre officiel de secrétaire général adjoint de l’Onu. Il va de soi qu’on ne peut réussir pareil triomphe sans avoir franchi avant cela d’autres étapes. Ainsi qu’on va pouvoir admirer, Strong est vraiment un cas à part. En 1972, il est l’organisateur du tout premier Sommet de la Terre, qui se déroule à Stockholm. C’est une date historique, qui marque le grand début, avec le rapport Meadows, des inquiétudes planétaires.

 

Stephan Schmidheiny, criminel de masse

La rencontre de Stockholm, rétrospectivement, apparaît comme un remarquable contre-feu . Les propagateurs du désastre écologique en cours s’emparent du discours, et ne le lâcheront plus. L’industrie, qui est la cause principale des désastres, s’impose et s’imposera toujours plus comme la « solution » des problèmes qu’elle ne cesse de créer.

 

Fort logiquement, Strong devient en décembre 1972 le premier directeur du Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue). Capitaliste de dimension mondiale et dans le même temps directeur du Pnue : nul ne saurait faire mieux. Sa carrière continue, sur l’exact même mode, et, en 1992, Strong est l’organisateur officiel du Sommet de la Terre de Rio. Cette fois, l’entreprise est bien plus considérable, car la plupart des chefs d’État veulent être sur la photo, et Strong est obligé de se faire aider par de grands professionnels pour la préparation. Parmi eux, Stephan Schmidheiny, qui devient son bras droit. Il est l’une des plus grosses fortunes de Suisse, et, comme Strong, il est devenu philanthrope sur le tard.

 

Schmidheiny est l’héritier de l’empire industriel Eternit, spécialiste de l’amiante. Au moment où il aide Strong à préparer le Sommet de la Terre de Rio, il exerce encore les plus hautes responsabilités dans le groupe. L’histoire et pour une fois la morale finissent par le rattraper, alors qu’il aimerait tant se faire passer pour un valeureux écologiste. Le 13 février 2012, le tribunal correctionnel de Turin, en Italie, le condamne à 16 ans de prison ferme, car il a été jugé responsable de la mort d’environ 3 000 ouvriers italiens, exposés à l’amiante dans les usines Eternit. C’est une peine criminelle infamante, qui aurait conduit tout autre que lui derrière les barreaux. Mais le prudent Schmidheiny, fondateur en 1995 du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD, ou Conseil mondial des affaires pour le développement durable), très actif lors du deuxième Sommet de la Terre de Rio, en 2012, a pu continuer sa vie d’avant. Il n’a jamais daigné venir s’expliquer devant le tribunal de Turin, laissant une armée d’avocats défendre sa cause. Depuis la confirmation de sa peine en appel, Schmidheiny évite bien entendu l’Italie, mais peut en revanche passer du Costa Rica à la Suisse sans aucun problème. Pas de mandat d’arrêt international pour ce criminel de masse.

 

Maurice Strong et Stephan Schmidheiny sont-ils de simples imposteurs ? Bien que nul ne soit en mesure de sonder leur esprit, il est plus réaliste d’imaginer chez eux une certaine sincérité. Peut-être – qui sait ? – que les deux hommes, passionnément épris de pouvoir et de richesse, auront compris, au milieu des brumes de leurs activités, que quelque chose n’allait pas. Que l’avenir ne pourrait tout à fait ressembler au passé. Qu’il faudrait, pour sauver l’essentiel, changer la couleur du papier peint, peut-être même acheter de nouveaux meubles ou refaire la plomberie et l’électricité.

 

250 pauvres millions d’euros pour sauver le monde

Ce long préambule était nécessaire pour comprendre d’où vient le Pnue, que tant de commentateurs naïfs prennent pour le protecteur ultime de la planète. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Le Pnue dispose d’un siège central à Nairobi, au Kenya, de six bureaux régionaux, de sept autres dits de liaison, et de quelques centaines de salariés. L’Onu accorde à ce programme prétendument vital 631 millions de dollars pour les années 2014 et 2015, soit 481 millions d’euros. Comme il faut diviser par deux pour obtenir le budget d’une année, cela donne en fait moins de 250 millions d’euros. Pour s’occuper du dérèglement climatique, de la surpêche, de la désertification, de la déforestation, de la crise de l’eau, de l’épuisement des sols arables, des pollutions de tout ordre, etc.

 

Telle est la vérité du Pnue, qui a pourtant un acte de gloire à son actif : la création du Giec. Ce Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, qui suit de près l’angoissante évolution de la crise climatique, a en effet été fondé en 1988 conjointement par le Pnue et l’Organisation météorologique mondiale (OMM). Le Pnue a donc œuvré, une fois au moins, pour le bien commun.

 

Et ce n’est pas fini, comme en témoigne « Global Chemicals Outlook », un rapport publié par le Pnue le 5 septembre 2012. Seul le titre en français – « Perspectives mondiales en matière de produits chimiques » – figure dans les documents disponibles du Pnue, ce qui explique peut-être qu’aucun de nos médias importants, qu’affole pourtant le moindre souffle d’un joueur de foot, n’ait daigné en informer le public. Comment le Pnue, qui traduit dans une ribambelle de langues, a-t-il pu oublier ce rapport-là ? Mystère.

 

4 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires

Voyons ce que dit ce rapport. Tout d’abord, il y a de plus de plus de produits chimiques commerciaux en circulation. De plus en plus, d’accord, mais combien au total ? Eh bien, les experts internationaux, censés être les mieux informés, n’en savent strictement rien. L’aveu figure en toutes lettres : « Le nombre exact de produits chimiques sur le marché n’est pas connu. » Le seul ordre de grandeur évoqué provient du système européen Reach, basé sur 143 835 produits chimiques répertoriés.

 

Une autre information donne le tournis : le chiffre d’affaires de l’industrie chimique mondiale. Il est passé de 171 milliards de dollars en 1970 à 4 100 milliards de dollars aujourd’hui, soit une multiplication par 24 en quarante ans. Encore ne s’agit-il que d’un début, car, d’ici à 2050, les ventes de produits chimiques devraient encore augmenter de 3 % par an. Signalons, dans un utile rapprochement, que la population mondiale n’a crû que de 1,1 % en 2012. Il y en aura donc pour tout le monde et au-delà. Le Pnue, prisonnier de ses propres constats, est bien obligé d’évoquer des situations concrètes. Ainsi reconnaît-il que les intoxications par les pesticides coûtent davantage à l’Afrique subsaharienne que n’apporte l’aide publique à la santé (sida non compris). Et il ajoute, avec une grande imprécision dans la présentation des chiffres, que la « mauvaise gestion de produits chimiques » entraînerait des pertes de 236 milliards de dollars sur le plan mondial.

En revanche, quand il s’agit d’entrer dans les détails, le Pnue ne parvient plus qu’à citer une poignée de cas. Par exemple l’étude menée en 2009 par les Centers for Disease Control (CDC), l’agence américaine de santé publique. Ce travail montre « que, parmi les 212 produits chimiques étudiés, la totalité a été retrouvée dans une fraction de la population américaine ». La chimie de synthèse est partout, jusque dans le corps des humains. Au Soudan, des paysannes présentent un risque de décès trois fois plus élevé que d’autres qui ne le sont pas. Les pesticides sont en cause. Et des villageois d’Équateur boivent une eau surchargée en hydrocarbures à cause d’un forage pétrolier proche.

 

5 millions de morts chaque année

Les situations présentées ne sont rien au regard de ce que sait inévitablement le Pnue. Il existe en effet des milliers de cas abondamment documentés, d’un bout à l’autre de la planète, et qui concernent des millions, des dizaines de millions d’humains. Pourquoi cette si étrange retenue ? Parce qu’il ne faut pas désespérer Wall Street ? Parce que le rédacteur du texte sait qu’il existe une ligne à ne pas franchir, qui obligerait à mettre en cause le système lui-même ?

En dépit de tout, dans un va-et-vient saisissant entre édulcoration et vérité, le rapport se sent obligé de préciser : « Seulement une fraction des dizaines de milliers de produits chimiques sur le marché a été correctement évaluée afin de déterminer leurs effets sur la santé humaine et l’environnement. Même si des progrès ont été faits pour améliorer l’information sur les effets des produits chimiques […] ces données demeurent limitées à des produits considérés isolément. Or les expositions réelles sont rarement limitées à un seul produit chimique et très peu d’informations sont disponibles sur les effets sanitaires et environnementaux des cocktails de produits chimiques. »

 

On ne sait donc rien, mais suffisamment pour comprendre que « bon nombre de ces produits chimiques, dont l’usage est généralisé, sont associés à des risques bien établis pour la santé humaine et l’environnement. L’exposition à des produits chimiques toxiques peut provoquer ou contribuer à l’émergence d’un large éventail de problèmes de santé ». Et le texte de citer ad nauseam des atteintes aux yeux et aux voies respiratoires, des dommages divers à des organes comme le cerveau, les poumons, le foie, les reins, des attaques contre le système nerveux, le système immunitaire, des maladies aussi guillerettes que le cancer, le tout frappant avec plus de facilité les enfants et les femmes enceintes.

 

Combien de morts ? Citant une estimation de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Pnue parle de 4,9 millions de décès par an imputables à l’exposition aux produits chimiques, soit 8,3 % du total (chiffres 2004). On peut penser que cette statistique n’a pas grand sens compte tenu des incertitudes du dossier, dont celles sur le nombre et la nature des produits en circulation. Mais si le Pnue s’en empare, c’est bien sûr parce qu’il la tient pour sérieuse.

 

L’industrie ne paiera donc pas

De quoi parle-t-on en effet ? De millions de victimes d’actions humaines légales, commercialisées, encouragées par la publicité et le commerce mondial. Et l’on n’évoque pas même les blessés, les malades, les handicapés, les vies bouleversées, les familles disloquées, les séquelles de tout ordre. En bonne logique, on pourrait attendre d’une agence comme le Pnue qu’elle vole au secours de ce grand malheur humain. Or pas du tout.

 

Deuxième phrase de la préface : « Les gouvernements du monde entier admettent que les produits chimiques sont indispensables dans des domaines allant de la médecine à l’agriculture en passant par les biens de consommation, les technologies propres et la lutte contre la pauvreté, toutefois ces produits et la pollution entraînée par leur fabrication, leur utilisation et leur élimination ont un coût. » Troisième phrase de l’introduction : « Des millions de personnes à travers le monde mènent des vies plus riches, plus productives et plus confortables grâce aux milliers de produits chimiques existant aujourd’hui. »

 

La messe est dite. La chimie de synthèse est avant tout un vaste bienfait, même s’il ne faut pas oublier qu’elle coûte. Au détour d’une page, cette perle : « Le coût pour la santé humaine de la plupart des produits chimiques n’est pas payé par les producteurs. » Malgré tout ce qu’on sait déjà, on écarquille les yeux. Si les profits de cette immense industrie sont évidemment privés, les conséquences, elles, sont, comme de juste, socialisées.

 

Pour avoir les idées plus nettes encore, se rapporter à une autre publication du Pnue parue en février 2013, tout à fait méconnue, dont le titre anglais est « Costs of Inaction on the Sound Management of Chemicals ». Bien que très incomplet, ce texte consacré aux « coûts de l’inaction » recèle d’authentiques révélations. On conseillera aux amateurs le tableau figurant page 54, qui dit le prix des atteintes physiques infligées par les pesticides aux paysans d’Afrique subsaharienne en 2005. Certes, on peut discuter du sens même de telles statistiques dans des pays où elles sont rarement exactes. Elles sont en tout cas présentées et avalisées dans un document officiel du Pnue. Il n’est donc pas inutile d’y regarder de plus près.

 

Le Mali et le Zimbabwe saignés aux pesticides

Prenons l’exemple de deux pays singuliers, le Mali et le Zimbabwe. Le Mali parce qu’il a été le théâtre, en 2013, d’une attaque éclair des troupes françaises visant à bouter les islamistes armés hors des villes qu’ils occupaient. Le Zimbabwe parce que ce pays potentiellement riche est dirigé par un satrape issu de la lutte pour l’indépendance, Robert Mugabe, et parce qu’il illustre l’impasse politique dans laquelle un continent s’est engagé.

Au Mali, pays parmi les plus pauvres du monde, les seuls pesticides auraient représenté une perte de 39,68 millions de dollars en 2005, sous forme de maladies et de blessures infligées aux paysans. À l’échelle de la France, un tel coût équivaudrait à environ 6 milliards d’euros.

Au Zimbabwe, dont la population est à peine moindre que celle du Mali, mais où le budget est un peu plus élevé, les pesticides auraient coûté, toujours en 2005, 76,68 millions de dollars, soit peut-être l’équivalent de 10 milliards d’euros pour un pays comme la France.

D’un côté, l’univers médiatique et le chœur des pleureuses mènent campagne pour que chacun verse une obole destinée à nourrir et soigner des gosses au ventre creux. De l’autre, on laisse faire l’industrie, ce qui mène leurs pères et mères à voir leurs poumons brûlés par la si bonne chimie venue du Nord.

 

Les sources d’information étaient taries

Dans ce même rapport consacré au « coût de l’inaction », attardons-nous sur la page 19, qui évoque la question des sources. Il est aimable aux rédacteurs de ce texte de nous informer des difficultés qu’ils rencontrent dans leur travail. Comment fait-on pour trouver des informations fiables sur le « coût de l’inaction » ? La réponse est un concentré de novlangue dont on tentera ici de proposer une pauvre traduction : « Le temps et les ressources nécessaires pour entreprendre cette recherche n’ont pas été aisément mobilisables chez la plupart des organisations, décideurs publics ou industriels de la chimie, surtout dans les pays en développement disposant de budgets limités. Compte tenu de la nature et des contraintes de temps de tant de décisions politiques, en règle générale il n’a pas été possible de procéder à ce type d’effort aux niveaux politiques les plus élevés. »

 

Ou l’auteur ne sait pas écrire, ce qui est possible, ou il ne sait pas comment expliquer ce qui s’est passé. On fera ici l’hypothèse d’une dissimulation. Nul ne réfléchit en fait aux conséquences de l’usage massif de produits chimiques de synthèse. Car que diable veut dire l’expression : « il n’a pas été possible de procéder… » ? Qu’on rend un travail tronqué ? Le rapport indique que 281 documents ont pu être consultés – 281 seulement pour le monde entier ! Ajoutons que, parmi les 230 sources analysées par le Pnue lui-même, 66 sont issues de la Banque mondiale, 32 de la Banque asiatique de développement, 23 de l’OCDE. Ainsi, plus de la moitié proviennent de bastions du libéralisme, de la dérégulation et du droit des pollueurs à polluer en paix. Le Pnue en ses œuvres.

 

 

 

L’excellent diplomate Achim Steiner

Le rapport reconnaît tour à tour l’absence de données, le peu de fiabilité de celles existantes et l’extrême difficulté à mobiliser les agences éventuellement responsables dans de nombreux pays. Ce n’est que du vent. Comme un tel constat est lourd de sens, on s’attardera sur la personne d’Achim Steiner, directeur exécutif du Pnue, qui signe d’ailleurs la préface du premier rapport évoqué dans ce chapitre, « Global Chemicals Outlook ». Steiner a fait de brillantes études à Oxford, obtenant de solides diplômes d’économie dont il a aussitôt fait profiter les pays du Sud.

La biographie officielle de M. Steiner reste vague sur les activités qu’il a menées entre 1985 et 2000. En 2001, le voilà au poste envié de directeur de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Cette structure regroupe, dans une totale confusion des genres, 83 États (en 2011), une multitude d’entités publiques, des milliers de scientifiques, et emploie plus de 1 000 personnes. C’est une autorité mondiale, mais on peut se demander à quoi servent ses rituels inventaires des espèces en voie de disparition et ses innombrables livres rouges. À l’heure où les écosystèmes sont massacrés comme jamais, l’UICN apparaît chaque année un peu plus comme le notaire d’une vie qui meurt sous ses yeux.

 

Fête d’anniversaire à l’UICN

M. Steiner a donc été directeur de l’UICN. Comme un serpent se mordant opportunément la queue, c’est le moment, pour Maurice Strong, de réapparaître en pleine lumière. Propulsons-nous en Suisse, à Gland, au siège international de l’UICN. Nous sommes le 1er juillet 2009, et la directrice générale, Mme Julia Marton-Lefèvre, fait un discours en forme d’hommage à l’invité du jour. Celui dont l’UICN fête ce jour-là les 80 ans n’est autre que notre ami Maurice Strong. Il n’est pas seulement un patron de transnationale, le secrétaire général adjoint de l’Onu et le premier président du Pnue, que dirige M. Steiner ; il a également été un grand responsable de l’UICN. Qui dit mieux ? L’ancien patron de Petro-Canada est, métaphoriquement parlant, porté en triomphe. Mme Marton-Lefèvre : « Bien entendu, 2009 est aussi le 80e anniversaire de Maurice Strong, qui a marqué tant de vies, toutes les nôtres dans cette salle, mais aussi des milliers d’autres, avec ce mélange de vision et de clairvoyance face aux défis qui nous font face et auxquels nous devons trouver une solution. »

 

Achim Steiner n’atteint peut-être pas cette dimension, mais il ressemble un peu, ou plutôt beaucoup, à l’octogénaire canadien. Dans la seconde moitié des années 90 – la date exacte manque –, Steiner devient le conseiller technique en chef de la Commission du Mékong, dont la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement sont partenaires. Officiellement, cette commission n’est qu’altruisme, et sa mission consiste d’ailleurs « à élaborer des programmes et stratégies qui apportent un efficace soutien pour la gestion durable » du grand fleuve. On ne jurera pas que la mission ait totalement réussi, car le Mékong est victime de vastes projets de barrages sur son cours chinois et de pas moins d’une douzaine d’autres le long de son cours inférieur, entre le Laos et le Cambodge. Quantité de scientifiques de l’ancienne Indochine française, notamment au Vietnam, disent craindre la ruine écologique complète du Mékong, ainsi que des menaces sur l’eau pour des dizaines de millions de personnes. Mais M. Steiner est passé à autre chose.

 

Une vidéo pornographique d’Achim Steiner

Autre chose, mais toujours dans les barrages. En 1998, Steiner devient le secrétaire général de la Commission mondiale des barrages. Comme l’indique une notice du Pnue, il a mené, dans le cadre de ces fonctions, un « processus d’examen global et de dialogue politique sur les barrages et le développement ». On croit entendre le cri des millions de gueux chassés de chez eux, de la Chine à l’Inde, du Chili au Brésil, de l’Éthiopie au Congo, pour les besoins de l’industrie. Plus aucune autorité ne saurait nier l’impact désastreux des barrages, qui détruisent la dynamique des fleuves, bouleversent les écosystèmes de régions entières, multiplient les maladies infectieuses. Il existe aujourd’hui dans le monde 800 000 barrages, dont 52 000 considérés comme grands. Qui parle de Nam Theun 2 (Laos), d’Inga I et II (République démocratique du Congo), de Bujagali (Ouganda), de Jirau (Brésil) ? En 2010, la Banque mondiale chère au cœur d’Achim Steiner a engagé la bagatelle de 57,8 milliards d’euros de prêts afin de bâtir ces murs de béton qui sont un cauchemar pour tout défenseur des pauvres. Mais M. Steiner est-il au service des pauvres ?

 

Devenu le patron du Pnue en 2006, Steiner crée en 2008 la Green Economy Initiative, tout à la gloire du capitalisme vert. Il s’agit de financer des recherches, des rapports, et de prodiguer des conseils avisés. La bluette est connue : on peut et on doit « améliorer le bien-être humain et la justice sociale tout en diminuant de façon significative les risques environnementaux ». Avec quels partenaires ? Par exemple l’International Organisation of Employers (IOE), qui regroupe les patronats du monde entier, dont, en France, le Medef, lequel a délégué à son bureau l’un de ses responsables, Emmanuel Julien.

 

Abrégeons. Au Sommet de la Terre de Rio, en 2012, une noble organisation a joué un rôle important en coulisse : le Business Action for Sustainable Development (BASD). Cette création ad hoc de la grande industrie transnationale était le « coordinateur officiel des Nations unies pour l’industrie et les affaires ». Au reste, M. Steiner n’a pas manqué, sur place, d’offrir à BASD un beau discours en anglais qu’on peut encore regarder sur YouTube. Précisons qu’il faut aimer la langue de bois fleurie. M. Steiner y enfile les perles les plus courantes du marché, sans cesser de sourire en direction des maîtres réels du monde. Que dit-il ? Que le monde ne va pas bien, mais que le business a fait un grand pas en avant, et que le progrès est donc en marche, etc. Les mots ne peuvent rendre compte de la complicité totale qui lie M. Steiner aux businessmen qui l’applaudissent dans la salle. Pornographique de la première à la dernière image.

 

Retour chez Maurice Strong et Stephan Schmidheiny

Il est l’heure de résumer. Maurice Strong a fait sa carrière privée dans l’industrie la pire qui soit. Parallèlement, il a mené une carrière publique qui l’a mené au sommet de l’Onu. Grâce à quoi il est devenu le premier directeur du Pnue en 1972, puis a organisé, officiellement, le Sommet de la Terre de Rio en 1992. À cette occasion, il s’est appuyé sur les compétences de Stephan Schmidheiny, l’une des plus grosses fortunes de Suisse, héritier de l’empire Eternit.

 

Ce même Stephan Schmidheiny a été condamné à 16 ans de prison, car il a été jugé responsable de la mort de 3 000 ouvriers. En 1995, il a imaginé un lobby industriel appelé WBCSD, ou Conseil mondial des affaires pour le développement durable, qu’on retrouve au premier plan du deuxième Sommet de la Terre de Rio, en 2012. M. Steiner a remplacé M. Strong à la direction du Pnue, mais il ne fait aucun doute que la même philosophie politique relie les deux hommes et les deux époques. Créé par un homme au service de l’industrie, le Pnue poursuit les mêmes objectifs qu’en 1972.

 

Le Pnue est un palimpseste digne du Moyen Âge. On le sait, les copistes de cette époque, par souci d’économie, effaçaient les textes anciens écrits sur les parchemins avant de réécrire par-dessus. Sous Achim Steiner, on trouve Maurice Strong. Sous la philanthropie, le crime.

 

Fabrice Nicolino

 

 

 

 

Source : http://partage-le.com/2017/06/lonu-le-philanthrocapitalisme-et-lecologisme-grand-public-par-fabrice-nicolino/

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