4 AVR. 2016 PAR FRÉDÉRIC DENHEZ
BLOG : L'ÉCOLOGIE EST UNE SCIENCE SOCIALE, LA PREUVE !
Dans « Cessons de ruiner notre sol », paru chez Flammarion en octobre 2014, je dénonçais le formidable projet Europa City. Aujourd’hui on en parle, un peu. Pas EELV, rassurez-vous, qui prouve une fois encore son inutilité. Alors j'en remets une couche, actualisée.
En dépit de sa sublime réflexion architecturale et environnementale, nul ne se pose pourtant la question de l’intérêt du projet, qui se fera dans une zone urbaine déjà saturée de centres commerciaux souffreteux. Mais voilà, les élus nationaux substituent leur absence de vision par ce genre de bons gros « projets d’intérêt national », les élus locaux ne voient que leur réélection, l’emploi doit être créé à tout prix, et pour cela, il faut donc exécuter l’habituelle recette : investir de l’argent public, ne serait-ce qu’en une gare du futur (qui ne se fera pas, faute d’argent et de matériaux) Grand Paris, un argent dont le rendement n’ira que dans les poches de promoteurs qui ne sont pas connus pour payer beaucoup d’impôts en France. Et puisque ce projet ne peut être rentable que si les centres commerciaux existants font faillite, de l’argent public sera ensuite à dépenser pour gérer des friches. Et des chômeurs. Et ensuite la bulle immobilière des centres commerciaux explosera. Au fait, vous avez entendu les caciques de l’écologie dire un mot sur Europa City ? Les élus locaux et membres de ce parti, très actifs sur le terrain, aimeraient bien les entendre.
Petite mise en perspective, tout d’abord. Pour en savoir vraiment plus, allez voir mon livre !
On n’a jamais construit autant d'hypers
Même si c’est en Norvège, au Luxembourg et en Estonie que la densité commerciale est la plus forte, la France tient le monopole européen de construction d’hypermarchés et de zones commerciales. Sachez-le, cher lecteur, l’hexagone ne produit pas que du fromage, du vin, des énarques et des moteurs diesel. Elle sait aussi les vendre dans des centres commerciaux (sauf les énarques). On en compte à peu près 740 sur le territoire, soit environ 2 000 hypermarchés qui valorisent de leur conception paysagère innovante 8 millions de mètres carrés de terres anciennement agricoles. Sans parler de leurs qualités architecturales qui font de nos entrées de villes de charmants préludes à l’extase des touristes.
Si l’on intègre toutes les surfaces commerciales possibles, c’est, depuis 2004, 3 millions au moins de mètres carrés de surface de vente nouvelles qui sont autorisés (mais pas forcément construits) chaque année. C’est un peu moins que la totalité des surfaces de bureaux vacantes en Île-de-France, mais cela représente quand même l’équivalent de 250 porte-avions Charles-de-Gaulle, ou 6 exploitations agricoles moyennes françaises. Cela, en dépit des documents obligatoires d’urbanisme aux noms divers, les PLU et autres Scot, censément très restrictifs, et malgré le manque, aujourd’hui reconnu par tous les élus, en terres agricoles. Des élus qui pleurent par ailleurs leurs entrées d'agglomération banalisées par ces monotones aires commerciales qu’ils ont pourtant eux-mêmes autorisées, avec tout ce qui va avec (rocades, bretelles, ronds-points etc.) Sans oublier les conséquences (on dit « externalités » en langage techno) environnementales liées à la transformation des sols bruns et des pâtures en parkings bleus.
On n’a jamais autant construit d’hypermarchés sur la terre de France que durant l’année 2013. Un million de mètres carrés… de surface de vente, auxquels il faut ajouter les parkings, les allées, les réserves, les entrepôts, les arbres, le gazon et les accès routiers. Comptez entre le double et le triple en surface réelle (le nombre exact est impossible à obtenir)…
"Réconcilier loisir, nature et commerce"
À eux deux, les centres commerciaux d’Aéroville, près de l’aéroport de Roissy, et le rénové Beaugrenelle en bord de Seine dans le quinzième arrondissement de Paris ont ajouté en octobre 2013 134 000 m2 à la félicité commerciale francilienne. Les deux mois qui suivirent, 100 000 m2 supplémentaires étaient inaugurés à Caen, Clermont-Ferrand ou encore Clayes-sous-Bois. Dans le même temps, les centres commerciaux existants se rénovent pour tenter de ne pas trop perdre de clients, attirés par la nouveauté. En 2014, une cinquantaine de galeries marchandes a été bâtie, une vingtaine a été rénovée. Difficile en fait d’en faire le compte exact. Qwartz à Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine), Les Terrasses du Port à Marseille, Polygone Riviera et Nice One à Nice, La Valette-du-Var à Toulon, Bayonne Ametzondo… à Bayonne. En 2016, c’est quelque 450 000 m² de surfaces neuves qui s’ouvriront pour le bonheur des consommateurs du dimanche, et plus de 300 000 m² de centres commerciaux qui auront été rénovés à surfaces égales. En tout, 30 centres commerciaux vont naître ou renaître cette année.
Val Tolosa attendra un peu, car il a du mal : ce « grand parc paysager de 9 hectares, 2 000 arbres plantés et un lac » qui doit voir le jour en 2018 à l’ouest de Toulouse, au sud de la voie rapide vers Auch, ne déclenche pas il est vrai que des passions amoureuses. Pourtant, « Val Tolosa réconcilie nature, loisirs et commerces. En mettant au cœur de ses préoccupations le respect de la nature, Val Tolosa répond à un très haut niveau d’exigence environnementale tout en valorisant le paysage local. » On comprend mieux pourquoi les élus ont fait construire une nouvelle départementale et deux grands ronds-points. Ils sont tellement sensibles à la nature, ces grands émotifs.
Chez Europa City, vous pourrez pousser votre caddie en faisant du ski
La course à l'échalote de l’immobilier commercial continue donc sans s’essouffler, alors que le commerce partout vacille. Leur offre commerciale croît de 4 % l’an, alors que le chiffre d’affaires de ces mastodontes n’évolue que d’un modeste 1 %. La rentabilité est difficile, ce qui n’empêche pas les projets maous de fleurir. Tel celui d’Europa City, nous y voilà, qui se promet d’offrir d’ici 2024 (c’était 2021 au départ) aux affamés d’Île-de-France un temple de « l’art de vivre à l’européenne » à Gonesse, d’une surface de vente de… 230 000 m2. Soit 80 ha de surfaces « stabilisées », deux fois Val Tolosa, déjà bien gros.
Où cela ? Entre les pistes de Roissy et du Bourget, à quelques kilomètres de O’Parinor, le dinosaure de la profession (il est sorti de son œuf en 1969), qui s'est lui-même rénové afin de tenir le choc du tout récent Aéroville, son complexe cinématographique géant signé Luc Besson, son ouverture sept jours sur sept (car Aéroville se trouve en zone aéroportuaire). Avant même sa naissance, Europa City tient donc Aéroville par la barbichette qui tient celle de O’Parinor qui tient Paris-Nord II qui tient le Auchan de Sarcelles, qui tient les Halles de l’encore Auchan au Blanc-Mesnil qui tient le centre commercial le Millénaire à Aubervilliers… et le tout nouveau Quartz de Villeneuve-la-Garenne. Il y avait à l’évidence pour le groupe Auchan un réel désert commercial à transformer en oasis.
Pfff, fait le groupe Auchan, foin de polémiques, car beaucoup sont à nous – Europa City, Sarcelles et le Blanc-Mesnil. S’il y a des morts, on les enterrera en famille. Et puis Europa City jouira d’un avantage indéniable : les quelque 80 ha de terres agricoles acquis au prix fort (300 ha en comptant tout) seront métamorphosés par le génie des Mulliez en magasins, évidemment, mais aussi en cafés et restaurants (30 000 m2), cinés, piscines où faire du surf (oui…), hôtels (2 700 chambres) sans oublier la piste de ski comme à Dubaï et un parc d’attractions de 50 000 m2 ainsi qu’on en use dans certains malls américains. Y aura même des œuvres d’art. Faire ses courses comme chez Mickey et au Louvre, le concept tient du génie.
Et tout ce bonheur en plus dans un « lieu de vie » convivial et respectueux de l’environnement, cela va sans dire, la connexion en plus – partout l’on ira relié au Wifi gratuit, sous la lumière zénithale diffusée par des plafonds ouverts. On se demande bien pourquoi certains maugréent. 11 500 emplois directs sont promis, les élus sont contents, mais combien seront détruits à Aéroville, O’Parinor et ailleurs ? Combien dans les commerces des centres-villes voisins, dont le taux de vacance est déjà de 10 % ? Combien en France de ces temples sans esprit seront équipées de caisses automatiques ? S’inquiéter n’est pas idiot, dans la mesure où le nombre de mètres carrés déjà acquis, et « stockés » en prévision de futurs aménagements se monte en France à près de 9 millions de m2 (!), dont 85 % en zones périurbaines, là où se trouvent les terres agricoles.
Mais rassurons-nous : puisque le toit d'Europa City sera végétalisé, le satellite n’y verra que de la prairie. C’est comme si on n’avait pas retiré de sol. En plus, Europa City produira sa propre énergie et offrira aux gentils enfants le bonheur d’une ferme ! Oui ! Sur 7 ha. C’est pas un beau « lieu de vie », ça ! ? Certes un peu sous les avions et entre des autoroutes saturées. Mais les arbres, quand ils seront grands,
Maîtres chez eux, les maires sont faciles à convaincre
Pourquoi tant d’appétit politique pour une telle étrangeté commerciale qui porte en elle la désertification des centres-villes et la menace de friches gigantesques portée par la faillite des centres commerciaux concurrents et moins armés ?
Eh bien… les élus, tout écolo-compatibles sont-ils, tous conscients de l’impérieuse nécessité de freiner l’étalement urbain, objectif quasi obligatoire des peu contraignants et très interprétables documents d’urbanisme issus du Grenelle de l’environnement (Scot, Plu etc.), veulent d’abord, avant même de penser à créer de l’emploi, chacun leur Ikéa, leur Auchan, leur UGC ou Pathé, leur Léon de Bruxelles et leur Leroy-Merlin. Car cela empêche leurs administrés d’aller dépenser le week-end leur argent sous les cieux d’une autre commune, même si ladite fait partie de la même agglomération. En plus, cela ramène beaucoup de taxes. Des millions d’euros. Et puis ça crée des emplois. Toujours moins que prévu, toujours aussi mal payés, du coup avec un turnover important qui masque la réalité, mais peu importe, finir son mandat avec un peu moins de clients de Pôle Emploi, on ne va pas cracher dessus.
Une réalité pourtant bien moins glorieuse dès lors qu’on retranche les emplois et chiffres d’affaires perdus à cause de l’asphyxie des commerces de centre-ville, du fait même des centres commerciaux qui aspirent le budget des ménages. « En France, 62 % du chiffre d’affaires du commerce se réalise en périphérie, contre 25 % en centre-ville et 13 % dans les quartiers. Si ce modèle se retrouve chez de nombreux voisins européens, le cas allemand peut être souligné : les élus locaux s’y appuient davantage sur une stratégie nationale privilégiant le centre-ville et le développement du commerce semble s’être effectué de façon plus harmonieuse – 33 % en périphérie, 33 % en centre-ville, 33 % dans les quartiers », peut-on lire dans un rapport de l’Assemblée de communautés de France, l’AdC (elle regroupe les intercommunalités, c’est-à-dire les communautés de communes, pour faire simple), un cri d’alarme poussé en 2012. L’avez-vous entendu ?
Paradoxal, schizophrène, mais finalement pas très étonnant que les commissions départementales d’aménagement commercial (CDAC), majoritairement composées d’élus locaux, rendent des avis positifs pour huit projets sur dix. Et même si la commission nationale (CNAD), plus équilibrée dans sa composition, est moins favorable (dans un cas sur deux), il suffit parfois aux projets retoqués d’être présentés différemment pour recevoir l’onction définitive. D’aimables publicités achetées aux magazines municipaux, des subventions inespérées aux associations de contestataires, la promesse de financer le club de foot et la fête des labours sont aussi d’efficaces lubrifiants pour débloquer la machine administrative. On ne parle pas de pot-de-vin, loin de moi cette pensée affreuse : juste de compensations constructives, de « social contributions », comme disent les Anglo-Saxons qui désignent ainsi cette huile mystérieuse qui dégrippe les rouages administratifs les plus indociles. N’oublions pas non plus que sans la pub des hypers, il n’y aurait plus de presse quotidienne régionale en France. Ils sont son premier annonceur.
Détenteur du pouvoir de signer ou pas le permis de construire, le maire est maître chez lui. Il est « un bâtisseur », ou rien. Et puisqu’il y en a près de 37 000, des maires (je rappelle que le nombre total de communes de l’Union européenne se monte à 90 000), et qu’ils n’ont pour la plupart pas beaucoup de sous, encore moins pour leur campagne de réélection, leurs bureaux sont souvent animés par les danseuses du ventre de l’immobilier commercial.
Les bretelles de Charasse ont battu les hypers
Comment résister, il est vrai ? La petite commune auvergnate de Puy-Guillaume a bien réussi ! C’est vrai, pas un hyper, que de la « petite cellule » (petits commerces). Mais c’est le seul exemple à disposition. La commune auvergnate a eu comme maire un certain Michel Charasse qui a su faire taire les sirènes et fermer les enveloppes. Un dangereux rebelle. « Si le bâton ne marche pas, on agite la carotte », racontent Jean Bothorel et Philippe Sassier dans leur livre (La Grande Distribution. Enquête sur une corruption à la française, François Bourin éditeur, 2005), cités par Libération le 8 février 2013. « Ainsi, Charasse a vu débarquer dans son bureau trois messieurs, tels les Dalton, venus le supplier de revenir sur son point de vue […], d’évaluer les avantages pour ses concitoyens. À court d’arguments, l’un d’entre eux a sorti une enveloppe kraft de sa serviette et l’a déposé sur le bureau du maire de Puy-Guillaume : "Sans se gêner, raconte Charasse, il me dit que j’en aurai bien l’utilisation. J’ai ouvert l’enveloppe. Elle contenait 500 000 francs [76 220 euros] en billets. J’ai regardé mes trois gus : "Ou il s’agit d’une tentative de corruption d’un officier judiciaire en exercice et, dans ce cas, j’appelle le garde champêtre et il notifie le flagrant délit ; ou c’est un don pour le bureau d’aide sociale de Puy-Guillaume et, dans ce cas, je vous fais un reçu." Ils ont bafouillé, complètement estomaqués : "Euh, oui… C’est un don. » J’ai signé le reçu […] et je les ai remerciés d’avoir donné une telle somme à mon bureau d’aide sociale. »
Les maires sont les premiers responsables de ce qu’ils dénoncent, mais la pression est très forte. Car les centres commerciaux rapportent beaucoup d’argent à leurs promoteurs.
En attendant l’explosion de la bulle, virons le maire et allons faire nos courses ailleurs
Comme la terre nue, l’immobilier commercial est, pour les investisseurs, une valeur refuge. En quelques années, le crédit est remboursé. Pas grâce à ce que qui y est vendu, mais à ce qui y est loué : aujourd’hui, plus de la moitié du chiffre d’affaires des propriétaires provient des loyers très élevés versés par les enseignes. Ainsi, qu’il y ait du monde ou non dans les rayons est moins important que le nombre de magasins. Et dans la mesure où les banques assoient les crédits sur les loyers escomptés, les promoteurs ont intérêt à multiplier les projets. Pour une autre raison : la rentabilité par mètre carré diminuant depuis des années, les grandes enseignes comme les propriétaires des centres commerciaux compensent en multipliant les points de vente. Ou quand le petit coiffeur de galerie commerciale qui fait faillite au bout de six mois, remplacé par une boutique à ongles qui n’ira pas plus loin, enrichit le gros promoteur parfois fiscalement expatrié. Le chiffre d’affaires global augmente en conséquence, ce qui permet à la fois d’écraser un peu plus les fournisseurs et d’afficher devant les actionnaires un joli taux de croissance « consolidé », quand bien même celui de chacun de leur magasin stagne ou chute. En langage commun, cela s’appelle une bulle.
Laquelle fait déjà des dégâts : on sait bien qu’entre Aéroville, O’Parinor et le futur Europa City, il y aura au moins un mort. Peut-être deux. Et alors ? « Une fois le filtre du commerce franchi – et le bon philtre trouvé – les meilleurs mètres carrés survivront. Comme le dit le docteur Ian Malcolm théoricien du chaos dans Jurassic Park, la vie trouve toujours son chemin. » Et le commerce n’est-il pas l’une des formes de la vie ? lisait-on dans LSA, le magazine des pros du commerce de détail de décembre 2013. Darwin a fini sa vie en écrivant sur les vers de terre, il aurait dû se pencher sur le commerce ! Les maires ont signé les yeux fermés ? Ils les ouvriront sur des friches que leurs administrés auront à entretenir. Ceux de Michel Charasse sont restés heureusement brillants. Dans l’article de Libération, il résume sa pensée : « Il faut savoir être intraitable devant ces entreprises de déshumanisation de nos campagnes. Ne pas céder. Se protéger. Les menacer de contrôles sanitaires tous les jours ! ».
Les faire chier, oui. N’y pas aller pousser le caddie. Retirer le permis de construire des mains du maire.