Gouvernance dévoyée et crise écologique
samedi 13 juin 2015, par Marc Laimé
L’école française de l’eau, apparue à l’orée des années 1960, incarne un modèle de gestion aujourd’hui exporté dans le monde entier. Il a peu à peu été dévoyé par des groupes d’intérêts qui ont fait main basse sur un marché qui génère près de 25 milliards d’euros en France chaque année. D’innombrables dérives concourent à son bilan désastreux : fonctionnement oligarchique, accaparement de l’argent public par des opérateurs privés, et dégradation catastrophique des ressources, annonciatrice d’un véritable désastre environnemental que rien ne semble pouvoir endiguer.
C’est après la seconde guerre mondiale qu’émergent les caractéristiques qui structurent encore aujourd’hui la gestion de l’eau en France. Des ingénieurs et administrateurs coloniaux ont mesuré en Afrique noire, au Maghreb, comme aux Etats-Unis, la complexité de la gestion de cette ressource précieuse.
Ils vont, dans le grand élan de la planification gaullienne, inventer un modèle de gestion des ressources en eau qui fera école. Il s’agit, dans une période marquée par une urbanisation rapide s’accompagnant d’une pollution croissante, de rationaliser les différents usages de l’eau, pour l’énergie, l’industrie et l’agriculture, et donc le développement économique, mais aussi de développer l’adduction d’eau dans les campagnes, où seuls 30 % des foyers disposaient de l’eau au robinet en 1953, puis de doter le pays d’infrastructures de traitement des eaux usées. Un chantier colossal alors que le développement de l’industrie et la modernisation de l’agriculture provoquent un important mouvement de population des zones rurales vers les villes. « Avec pour conséquence un développement rapide des besoins en eau et des rejets polluants mal traités. Les ressources ont été ainsi étranglées des deux côtés, par des consommations accrues et des pollutions insupportables », souligne M. Ivan Chéret, l’inventeur des agences de l’eau [1].
Lire aussi Renaud Lambert, « La goutte d’eau irlandaise », Le Monde diplomatique, mai 2015.« Les journaux publiaient des nouvelles alarmantes tous les étés : par exemple, à Toulon, 200 000 personnes sont privées d’eau chaque jour de 18 heures à l’aube ; la ville de Grenoble, dont la population est passée de 60 000 à 300 000 habitants, élit un nouveau maire et la “baignoire” de M. Dubedout fait une entrée remarquée en politique (en asseyant) sa campagne électorale sur le fait que les habitants de Grenoble subissaient des coupures fréquentes d’alimentation en eau, alors que la ville était entourée de ressources très abondantes. L’image de sa baignoire vide avait été largement diffusée par les médias. Sur la Seine, des masses blanches, provenant des détergents de plus en plus utilisés à la place des savons, flottent sur l’eau et inquiètent les Parisiens ; les associations de pêcheurs attirent l’attention sur tous les “accidents” qui tuent les poissons dans les rivières ; dans le Midi encore, les résidus provenant de l’exploitation de la bauxite par Péchiney, indignent la presse : des boues rouges dans la “belle bleue”, au large de Cassis ! ».
L’usage raisonné d’une ressource que l’on croit encore inépuisable, et dont la qualité n’est pas encore affectée par la révolution chimique de l’agriculture qui explose à l’orée des années 1960, va s’inscrire dans l’échelle géographique du « bassin versant » : le territoire baigné par un fleuve de sa source à l’embouchure.
Au terme de débats tumultueux s’inventent ainsi des structures de gestion originales, les agences financières de bassin, qui deviendront ensuite les agences de l’eau, et un financement qui l’est tout autant, puisque ce sont, pour l’essentiel, non l’impôt, mais les factures des usagers domestiques du service public de l’eau qui vont, par le biais de redevances, financer l’essentiel des politiques publiques. Naît alors l’expression : « l’eau paie l’eau ».
C’est presque un siècle plus tôt, avec les grands travaux d’Haussmann, que la France avait choisi un financement à partir des factures d’eau, en proportion de la quantité d’eau consommée. L’Angleterre ou les Pays-Bas construiront leur tarification sur la valeur foncière des immeubles, tandis que l’Italie ou la Grèce subventionneront fortement les investissements de leurs services par l’impôt.
Après la construction des grands aqueducs qui acheminent encore aujourd’hui l’eau en provenance de Provins, de Sens, de Fontainebleau ou de Dreux dans la capitale [2], l’ingénieur responsable de sa distribution, Adolphe Alphand, se rendît compte que les consommations augmentaient rapidement et qu’il faudrait vite reconstruire ces infrastructures colossales, ce qui n’était pas envisageable. Estimant alors « qu’il [fallait] imposer à l’usage des eaux certaines restrictions qui, sans empêcher l’emploi légitime que l’on doit en faire, permettront de prévenir les abus », on installa dès lors des compteurs d’eau à Paris.
Petit à petit cette facture d’eau va servir de support à d’autres financements, et notamment à celui de l’assainissement. Un décret de 1967 autorisera les collectivités locales à faire payer la taxe d’assainissement via la facture d’eau.
« Peu de temps après, les agences de l’eau mettront en place le système de redevances : la redevance de prélèvement, proportionnelle au volume d’eau consommé, mais également la redevance de pollution.
A l’origine, cette dernière était chiffrée à partir de la notion “d’équivalent-habitant” (EH), qui est la quantité de pollution que déverse chaque habitant. On a vite établi une “contre-valeur” qui est proportionnelle au volume consommé, et le financement de tout le cycle de l’eau a été progressivement construit sur la mesure effectuée par le compteur, en supprimant les tarifications au forfait qui existaient auparavant », rappelle M. Jean-Luc Trancart, professeur à l’Ecole nationale des Ponts en Chaussées [3].
Mais le système va dériver. Quand les agences créent les premières redevances, elles sont prélevées auprès des communes, ce qui suscite une bronca des élus locaux. Elles manquent de disparaître, et ne sont sauvées qu’au terme d’un arbitrage de M. Alain Poher, alors président de l’Association des maires de France (AMF), qui modifie un dispositif qui va malheureusement encourager, selon M. Bernard Barraqué, directeur de recherche émérite au CNRS, une irresponsabilité générale :
« Sous de Gaulle, les élus locaux, assimilant la régionalisation à une centralisation, étaient majoritairement opposés à la création des agences et au paiement des redevances. Le compromis qui a été trouvé en 1974, qualifié du terme mystérieux de “contre-valeur”, a été de considérer les aides des agences comme un service rendu, et de faire glisser les redevances, avec les charges d’assainissement, dans les factures d’eau payées par les usagers. Puis on a multiplié les redevances par des coefficients pour pouvoir financer les réseaux d’égout à la place de l’Etat.
Au final, les usagers domestiques payent donc plus de 80 % des redevances, alors qu’ils ne sont pas aidés directement. En revanche, plus de 70 % des aides vont aux services collectifs dirigés par les élus. Ils ont fait sortir les agences de l’eau de leur mission première qui était la préservation de la ressource en eau pour les faire intervenir, à la place de l’Etat, dans le financement des services publics d’eau et d’assainissement. Depuis le début, ils sont en situation d’irresponsabilité. Non pas dans leur rôle de gestion des services publics, mais du fait que les collectivités qu’ils dirigent ne paient pas elles-mêmes les redevances alors qu’elles reçoivent les aides des agences de l’eau. Contrairement à ce qui se passe dans les agences de l’eau de la Ruhr (Allemagne), qui ont directement inspiré les nôtres [4]. »
Mais les responsables politiques et socioprofessionnels ont adhéré massivement à ce modèle, formalisé par les lois sur l’eau de 1964 et 1992, puisqu’ils bénéficient ainsi d’une péréquation longtemps demeurée invisible, par laquelle l’usager domestique subventionne aussi, au-delà des infrastructures d’eau et d’assainissement, et sans le savoir, l’usage de l’eau par les industriels et les agriculteurs…
La fin des « trente glorieuses », les prémices d’une crise qui n’éclatera vraiment que dans les années 1990, vont figer un dispositif qui s’illustre aussi par une tutelle politique incarnée des dizaines d’années durant par de grands hiérarques gaullistes. M. Pierre Messmer, ancien premier ministre, présidera le Comité de bassin Artois Picardie. MM. André Bettencourt et Robert Galley, le bassin Seine Normandie, et MM. Yves Guéna et Jean François-Poncet le bassin Adour Garonne.
Partant, la gouvernance de l’eau deviendra vite incompréhensible pour le citoyen. Selon les époques, de six à huit ministères s’occupent de l’eau, mais, jaloux de leurs prérogatives, ne coordonnent qu’à la marge leurs activités. En dépit de la création du premier ministère de l’environnement en 1971, celui de l’agriculture conserve et défend farouchement l’emprise écrasante qu’il exerce sur la gestion de l’eau, héritage historique vieux de plusieurs siècles.
Le rôle de l’Etat s’incarne au niveau national par l’existence d’une mission interministérielle, qui ne joue qu’un rôle de courroie de transmission pour l’examen des textes réglementaires, et surtout celle du Comité national de l’eau (CNE), simple organisme consultatif à sa création en 1965, devenu au fil du temps l’organe central d’un véritable lobby de l’eau.
Les intérêts catégoriels (agriculture, industrie, énergie…) y sont en effet surreprésentés au détriment de la société civile, ses membres étant cooptés au sein des autres instances déjà affectées par le même phénomène, à l’image des comités de bassin et des agences de l’eau.
L’état intervient aussi au niveau régional et départemental par l’action réglementaire et de police de l’eau des Directions régionales et interdépartementales de l’environnement et de l’énergie (DRIEE), des Directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), des Directions départementales des territoires et de la Mer (DDT-M), des Missions interservices de l’eau et de la nature (MISEN), et des antennes locales de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA), créé en 2006.
La lisibilité et l’efficacité de ces missions régaliennes ont beaucoup souffert de la réforme de l’action publique, incarnée sous la présidence de M. Nicolas Sarkozy par la Révision générale des politiques publiques (RGPP), poursuivie en 2012 avec la Modernisation de l’action publique (MAP).
D’innombrables autres structures, publiques comme privées, sont associées à la gestion du « grand cycle de l’eau », c’est-à-dire la gestion de la ressource dans le milieu naturel : établissements publics territoriaux de bassin (EPTB), syndicats de rivière, de baie, de nappe, commissions locales de l’eau (CLE), associations syndicales autorisées (ASA) pour l’irrigation ou le drainage des terres agricoles, sans compter des dizaines d’instituts de recherche spécialisés, comme l’IRSTEA (ex-Cemagref), le BRGM, l’INRA, l’OIEAU, l’IFREMER…
Six agences de l’eau réparties sur le territoire, établissements publics administratifs sous la co-tutelle des ministères de l’environnement et de l’économie, comptent mille huit cents fonctionnaires chargés de mettre en œuvre des programmes de gestion et de préservation de la ressource, dans un contexte réglementaire désormais largement orienté par des directives communautaires.
Qualifiés de « néo-parlements locaux », les comités de bassin, qui approuvent les programmes d’action des agences de l’eau, sont constitués de trois collèges, celui des représentants de l’Etat (20 %), des collectivités locales (40 %) et enfin celui fallacieusement qualifié de collège « d’usagers » (40 %). Il est en fait composé à plus de 90 % par des représentants d’usagers professionnels (énergéticiens, agriculteurs, industriels, pêcheurs…), qui pèsent d’un poids écrasant sur les orientations des politiques publiques.
Les mêmes usagers socio-professionnels défendent à l’identique leurs intérêts catégoriels au sein des conseils d’administration des agences de l’eau.
La gestion du « petit cycle de l’eau », la production et la distribution de l’eau potable et l’assainissement des eaux usées dépend du « bloc communal », et fait apparaître le rôle dominant des grandes entreprises privées du secteur (Veolia, Suez et Saur), qui représentent près de 80 % des usagers français desservis pour l’eau potable, essentiellement dans les grandes agglomérations, et plus de 55 % pour l’assainissement.
On compte plus de 35 000 services dans l’Hexagone (14 376 d’eau potable, 17 686 d’assainissement collectif, et 3 297 d’assainissement non collectif, contre vingt-deux seulement en Angleterre et au Pays de Galles, quarante aux Pays-Bas, six-cents au Portugal ou encore un peu plus de 13 000 en Allemagne.
Les contrôles sanitaires dépendent des Agences régionales de santé (ARS), qui font effectuer contrôles et analyses de la qualité de l’eau potable (7 millions par an) distribuée par les collectivités locales, en partie par des laboratoires publics départementaux, mais surtout aujourd’hui par deux multinationales privées de l’analyse, les groupes Eurofins et Carso, depuis que les laboratoires publics ont été contraints à la mise en concurrence obligatoire de leurs interventions au début des années 2000. Ceci alors même que de graves défaillances ont conduit le ministère de la santé à suspendre, en 2013, une partie des accréditations d’Eurofins [5].
Une manne financière colossale
Entre 23 et 25 milliards d’euros sont dépensés chaque année en France afin d’entretenir et préserver la ressource dans le milieu naturel, alimenter nos robinets en eau potable, assainir les eaux usées, et pourvoir aux besoins considérables de l’agriculture, de l’industrie, des secteurs de l’énergie et des loisirs, dont on oublie trop souvent qu’ils dépendent totalement de cette ressource vitale.
Le Centre d’analyse stratégique (CAS) chiffrait en 2013 le budget annuel de l’eau en France à 25 milliards d’euros, pour les « petit cycle » et « grand cycle » de l’eau [6]. Selon un autre rapport interministériel, publié sous l’égide du ministère de l’écologie en juin 2013, le budget global de l’eau pour l’année 2009 (hors emprunts pour lesquels les seules données qui ont pu être agrégées sont celles de 2011, comprenne qui pourra), s’établissait, à 23,2 milliards d’euros, dont 17,584 milliards d’euros pour le « petit cycle » et 5,605 milliards pour le « grand cycle » [7]. Précision sidérante dans ce type de rapport officiel, le « groupe opérationnel » mis sur pied par le ministère de l’écologie, qui associait des hauts fonctionnaires des plus grands corps d’inspection de l’Etat à des universitaires, se déclarait incapable d’établir ce montant avec précision !
Sur ces 23,2 milliards d’euros, près de 20 milliards sont payés directement par l’usager domestique, dont 6,6 milliards pour l’investissement et 11 milliards pour le fonctionnement. Les 3 milliards restants sont aussi indirectement payés par les contribuables, au niveau national ou local, ou encore par les usagers par l’intermédiaire d’organismes divers, au premier rang desquels on trouve les agences de l’eau, qui participent pour 2,5 milliards d’euros, via le système des redevances.
Pour le seul « petit cycle » de l’eau (eau potable et assainissement des eaux usées), le chiffre d’affaires de Veolia, Suez et Saur représente moins de 7 milliards d’euros, celui des collectivités locales (dont les régies publiques), plus de 7,5 milliards, et près de 3 milliards d’euros sont imputables aux secteurs de l’industrie (pour 90 %), de l’agriculture et de l’énergie. Cette manne financière colossale représente plus de 50 % de la dépense consacrée à l’environnement en France.
L’absence de contrôle budgétaire
Cette politique se caractérise par une « débudgétisation » aux effets délétères. Elle n’est pas financée par l’impôt, mais par les usagers domestiques (eau potable et assainissement), qui acquittent en même temps que leurs factures (abonnement et consommation), les « redevances » perçues par les agences (2,5 milliards d’euros chaque année), qui les redistribuent ensuite aux collectivités locales, aux industriels et aux agriculteurs, afin de financer leurs actions.
Dès lors, l’essentiel des débats et des décisions échappent à l’Etat et à la représentation nationale, députés et sénateurs, puisque tout se décide ailleurs (agences de l’eau, comités de bassin, Comité national de l’eau…), dans une totale opacité.
Les orientations et les budgets des politiques de la santé, des transports, de l’éducation…, financées, elles, par l’impôt, font à contrario l’objet chaque année de débats approfondis au sein des différentes commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat, qui pèsent par leurs amendements et leurs votes sur les programmes qui sont ensuite mis en œuvre par chacun des ministères concernés.
Rien de tel pour l’eau, hormis quelques auditions superficielles de deux ou trois hauts fonctionnaires à propos du budget du ministère de l’écologie. Cette absence de contrôle est régulièrement dénoncée par la Cour des comptes, notamment dans un récent rapport public qui a fait grand bruit [8].
En conséquence, l’on assiste à une perte de connaissance massive des enjeux et techniques de la gestion de l’eau, qui affecte tout le corps social : la sphère politique, les corps intermédiaires, les syndicats, le monde de la recherche, et bien sûr la société civile, dépossédés des savoir-faire et de la maîtrise d’un domaine pourtant essentiel à la vie.
Le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) de la Cour des comptes a dès lors logiquement prôné la « rebudgétisation » de la politique de l’eau en juillet 2013 [9]. Rappelant que les taxes affectées constituaient une dérogation « au principe de l’universalité budgétaire (…) qui prévoit que le rendement de l’impôt est affecté au budget général de l’État », M. Didier Migaud, président de la Cour des comptes, déclarait ainsi : « Il faut refaire prendre conscience aux opérateurs qu’il s’agit d’argent public ». Échappant à ce principe, certaines entités n’hésitent pas à « s’affranchir de la tutelle de l’État », avec pour conséquence, soulignait-il, que le Parlement ne peut plus jouer son rôle dans les choix budgétaires.
Depuis un demi-siècle, la politique de l’eau et la gestion de cette manne financière colossale sont sous l’emprise d’un véritable lobby, qui fait prévaloir ses intérêts catégoriels sur l’intérêt général.
A peine une centaine d’acteurs, demi-soldes de la politique nationale, inconnus du grand public mais véritables « barons de l’eau », qui siègent et se cooptent dans toutes les instances décisionnelles, hauts fonctionnaires issus du corps des Ingénieurs des eaux et forêts qui occupent tous les postes importants de l’appareil d’Etat, de ses directions décentralisées et des institutions spécialisées dans le domaine de l’eau, membres d’associations socio-professionnelles du secteur, représentants de l’agriculture, de l’industrie, de l’énergie, des multinationales françaises de l’eau, des instituts de recherche spécialisés…
Omniprésents, monopolisant les places au sein des instances de décision, érigeant les conflits d’intérêts en mode de gouvernement, les membres du lobby de l’eau ont précipité une crise financière, environnementale, sanitaire, aux conséquences catastrophiques à l’horizon des toutes prochaines années.
L’existence d’une foule d’associations de droit privé, financées sur fonds publics, révèle un entre-soi générateur d’innombrables conflits d’intérêts. L’Association scientifique et technique de l’eau et de l’assainissement (ASTEE), la Société hydrologique de France (SHF), l’Association française pour l’étude de l’irrigation et du drainage (AFEID), l’Académie de l’eau, le Partenariat français pour l’eau (PFE), sont emblématiques d’une « gouvernance » dévoyée, qui voit des intérêts catégoriels organisés et structurés au sein de toutes les instances de gestion de l’eau y orienter l’action publique.
Parfois hélas, ce sont aussi des organisations « représentatives de la société civile » qui cèdent aux sirènes du lobby…
Ce processus est illustré par la constitution régulière de « groupes de travail technique », à l’initiative des ministères de l’écologie ou de l’agriculture, qui regroupent quelques dizaines d’acteurs, hauts fonctionnaires et représentants d’intérêts catégoriels, qui décident dans une totale opacité des évolutions techniques et réglementaires qui auront un impact majeur sur les politiques publiques : ingénierie écologique appliquée aux milieux aquatiques, « smart grids », micropolluants, gestion des eaux pluviales, irrigation, hydroélectricité, etc. Le processus se poursuit et s’achève par la promulgation de lois, décrets, arrêtés ou circulaires, ou la création de nouvelles normes (ISO, AFNOR), à l’initiative des mêmes groupes d’intérêts.
Les prémices d’une véritable « crise de l’eau », rançon d’une dégradation accélérée de la qualité des ressources, de plus en plus polluées, et localement surexploitées, notamment pour l’irrigation en agriculture, ne sont véritablement apparus qu’à l’aube des années 1990. S’est alors révélée notre incapacité, en dépit d’un volontarisme affiché, à recouvrer un bon état des ressources, comme nous y engage pourtant un encadrement communautaire qui aura contribué à la révélation du problème. La France est en effet régulièrement pointée du doigt par l’Union européenne pour sa mauvaise application de réglementations qui l’expose à des poursuites assorties d’importantes condamnations pécuniaires (directive nitrates, directive eaux résiduaires urbaines…).
Paradoxe : alors que le modèle de gestion par bassin versant et le cadre organisationnel qu’il a généré ont fait école dans le monde entier, ce sont les dérives qu’il a provoqué qui constituent aujourd’hui un frein majeur à des réformes radicales d’un système à bout de souffle.
D’innombrables rapports ont témoigné de l’ampleur de la dégradation des ressources depuis une trentaine d’années, sous l’effet de pollutions multiformes : engrais, produits phytosanitaires, métaux lourds, PCB, perturbateurs endocriniens…, avec des conséquences comme l’invasion des algues vertes en Bretagne, dont l’impact est dévastateur pour l’environnement, la biodiversité et la santé publique.
La France est à la peine sur l’ensemble des directives européennes de protection de l’eau et de la biodiversité, soulignait le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), dans une synthèse d’audits menés en 2012 et 2013 sur leur mise en œuvre dans douze départements [10].
Le Conseil recommandait une « évolution du rôle de l’Etat », « nécessaire pour la mise en œuvre effective d’une politique de l’eau et de la biodiversité complexe intégrant d’autres politiques sectorielles ». L’administration « doit non seulement progresser dans l’exercice assumé des missions régaliennes y afférentes, mais aussi intervenir en tant que “chef d’orchestre” pour coordonner, animer et convaincre les acteurs de cette politique et “co-produire” avec eux des stratégies d’action afin de favoriser la définition, la programmation et la mise en œuvre des actions “constructrices” sur le territoire. (…) Il paraît indispensable que l’Etat ne donne pas le sentiment aux associations d’être marginalisées dans les prises de décisions publiques par la manière dont les organisations professionnelles sont entendues, voire suivies. »
Il soulignait aussi que la politique de la biodiversité « est rendue difficile » par une stratégie « multipliant la mise en place d’outils dont la cohérence n’est pas lisible pour les acteurs du territoire », « le changement de paradigme qu’elle opère dans certains territoires ruraux à faible pression urbaine encore empreints de l’idée d’une activité agricole et d’élevage protectrice des milieux naturels », ainsi que « par l’insuffisance de moyens affectés à ce domaine ».
Non seulement les moyens sont dramatiquement insuffisants, mais la recherche éperdue d’une croissance introuvable a précipité la dérive délétère du gouvernement de M. Manuel Valls, qui a tout cédé à la FNSEA, dont les membres, comprenne qui pourra, ont toujours voté, et voteront toujours… pour la droite.
Dernier exemple en date, un rapport élaboré en catimini qui prône l’abandon de tout contrôle environnemental dans les exploitations agricoles…
Un rapport accablant de la Cour des comptes
La juridiction financière publiait le 11 février 2015 un véritable réquisitoire contre la politique de l’eau française, soulignant la prédominance d’intérêts catégoriels, avec une surreprésentation de l’agriculture et de l’industrie au sein des instances de gouvernance des comités de bassin, un éloignement du principe « pollueur payeur » dans la fixation des redevances perçues par les agences de l’eau, et une sélectivité insuffisante dans l’attribution des aides.
« Alors que l’Etat seul assume la responsabilité de la politique de l’eau, les modalités d’attribution des aides versées par les agences ainsi que le taux de la plupart des redevances qu’elles perçoivent sont définis par des instances dans lesquelles il est minoritaire », soulignait la Cour en référence à la composition des comités de bassin, des conseils d’administration des agences de l’eau et de leurs commissions des aides.
Dans les bassins où la pollution agricole est forte (Adour-Garonne, Loire-Bretagne), les représentants du secteur agricole constituent plus du tiers du collège, avec un quasi-monopole de la FNSEA. Dans le bassin Seine-Normandie, les entreprises représentent même 64 % des usagers au sein du conseil d’administration.
Par ailleurs les taux de redevances les plus bas sont paradoxalement fixés dans les bassins où les pressions exercées sur l’eau sont les plus fortes. Ainsi, dans le bassin Rhône-Méditerranée, le montant de la redevance « prélèvement » liée à l’irrigation ne représente que 3 % du montant total de cette redevance, alors que l’irrigation est à l’origine de 70 % des prélèvements en eaux de surface.
Les redevances se sont « éloignées du principe pollueur-payeur depuis 2007 », estime-t-elle. Ainsi, en 2013, 87 % des redevances perçues étaient supportées par les usagers domestiques et assimilés (et même 92 % en Seine-Normandie), 6 % par les agriculteurs et 7 % par l’industrie. Si ce déséquilibre pouvait se justifier dans le passé par la mise aux normes des stations d’épuration urbaines bénéficiant surtout aux usagers domestiques, la contribution de ces derniers devrait désormais baisser au profit de celle des agriculteurs et des industriels. « Or, les efforts de rééquilibrage dans le 10e programme d’intervention des agences sont restés de faible ampleur », constatent les auteurs du rapport.
Pire, la loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006 (dite loi LEMA), a constitué « un recul » en la matière. Ainsi, dans le bassin Loire-Bretagne, le plus concerné par la pollution aux nitrates, les redevances versées par les agriculteurs ne représentent que 10 % du montant total des redevances en 2013, dont 0,6 % seulement au titre de l’élevage. Entre 2007 et 2013, le montant de la redevance acquittée par les éleveurs a même diminué de 84 % dans les bassins Rhône-Méditerranée et Corse.
La Cour recommande de majorer le taux de cette redevance dans les zones vulnérables aux nitrates, en particulier pour les élevages ayant fait l’objet d’une sanction administrative.
« Les redevances acquittées par l’industrie ont diminué en moyenne de 15 % entre 2007 et 2013 », révèle également la Cour. La réforme de la redevance pour pollution d’origine industrielle également décidée par la LEMA, a eu pour effet de « masquer la pollution réelle des petits sites industriels » et de soustraire certaines activités saisonnières à la redevance pollution.
En outre de nombreux sites industriels ne respectent pas l’obligation de mise en place d’un suivi régulier des rejets. Sont ainsi pointées du doigt, dans le bassin Rhin-Meuse, les centrales nucléaires de Chooz et de Fessenheim, la centrale thermique de Blénod, de même que la société Rhodia.
Par ailleurs les décisions d’aide financière demeurent opaques et il existe une grande hétérogénéité entre agences, qu’il s’agisse du type d’aide (subventions ou avances) accordée ou des taux pratiqués. L’agence Seine-Normandie fait figure de mauvais élève pour les prêts qu’elle a accordés à Eurodisney (13,5 millions d’euros), au Forum mondial de l’eau de Marseille (2,5 millions), ou à l’Institution interdépartementale des barrages-réservoirs de la Seine (2,8 millions).
La Cour recommande de généraliser la publication des décisions d’attribution des aides et la liste de leurs bénéficiaires. Et de mettre en place un dispositif de prévention des conflits d’intérêt, les membres des instances de gouvernance pouvant être également les bénéficiaires des subventions.
Le rapport déplore aussi la trop faible réorientation des aides vers le « grand cycle de l’eau » (milieux aquatiques, protection des aires de captages, etc.), la collecte et le traitement des eaux usées gardant un poids prépondérant.
Il estime « discutables » les modalités d’attribution de ces aides : rareté des analyses économiques préalables, non-respect des règles d’attribution pourtant définies par les agences elles-mêmes, qui a conduit, par exemple, au versement indu de 447 000 euros à la communauté d’agglomération belfortaine.
Aussi, « un important effort doit être accompli sur la collecte des redevances et sur les modalités d’attribution des aides, pour rendre les unes plus équitables et les autres plus sélectives ». Cet effort passe par le renforcement du rôle de l’Etat pour encadrer les pratiques des agences, précise-t-elle. Une conclusion qui figurait déjà dans un précédent rapport de 2010…
Reste qu’un membre aussi éminent du lobby de l’eau que M. Jean-François Donzier, président de l’Office international de l’eau (OIEau), reconnaît lui-même dans un entretien accordé en mai 2015 à l’Obervatoire « Energies d’entreprises » d’EDF que les entreprises agricoles sont par trop favorisées par les agences de l’eau…
Las, l’action publique demeure aujourd’hui orientée non vers la prévention, mais vers des mesures curatives aussi inefficaces que dispendieuses, qui ne pourront continuer à être financées dans un contexte de crise systémique des finances publiques.
A dix ans d’intervalle, le lobby de l’eau a fait échouer deux projets de réforme ambitieux. Le premier, en 2001, initié par Mme Dominique Voynet sous le gouvernement de M. Lionel Jospin, comportait la création d’une taxe sur les nitrates et d’un Haut conseil de l’eau et de l’assainissement. Le second, en 2012 sous le gouvernement de M. Jean-Marc Ayrault, porté par Mme Delphine Batho, avant son limogeage et son remplacement par M. Philippe Martin, reprenait peu ou prou les mêmes objectifs. L’échec programmé de ces réformes, l’abandon de toute ambition environnementale au nom de la recherche éperdue d’une croissance introuvable, les dérives du « New public management » comme la crise de l’écologie politique, tout cela appelle à une véritable refondation.
Laquelle ne pourrait voir le jour qu’avec une indispensable régulation du domaine de l’eau par une Autorité nationale de l’eau qui reste à créer [11]. Mais tous les acteurs qui retirent des profits considérables du système inventé il y a un demi-siècle s’y opposent catégoriquement.
Notes
[1] Ivan Chéret, « Les agences de l’eau », La Lettre du Cercle pour l’aménagement du territoire, n° 46, mai 2011.
[2] Ces aqueducs sont complétés par deux usines de traitement des eaux de la Marne à Joinville-le-Pont, et de la Seine à Orly. Cf. François Poupard, « Tradition et modernité de l’héritage d’Eugène Belgrand à Paris », PCM n° 865-66, septembre-octobre 2014.
[3] Jean-Luc Trancart, « Accès à l’eau pour tous. Quels dispositifs pour quelles solidarités ? », Cercle Français de l’eau, Paris, 7 novembre 2013.
[4] Bernard Barraqué, « Le problème historique des agences de l’eau, c’est l’irresponsabilité des élus », Actu Environnement, 31 octobre 2014.
[5] Laure Noualhat, « Eurofins, une embrouille dans le potable », Libération, 25 février 2013.
[6] « Les enjeux de l’eau », rapport du Centre d’analyse stratégique, 3 avril 2013.
[7] « Evaluation de la politique de l’eau. Rapport d’analyse » (PDF), CGEDD, IGF, CGEIET, IGA, Université Paris Diderot, juin 2013.
[8] « Les agences de l’eau et la politique de l’eau : une cohérence à retrouver » (PDF), Rapport public annuel, Cour des comptes, 12 février 2015.
[9] « La fiscalité affectée. Constats, enjeux et réformes » (PDF), Conseil des prélèvements obligatoires, Cour des comptes, 4 juillet 2013.
[10] « Synthèse des audits de la mise en œuvre des politiques de l’eau et de la biodiversité (années 2012 et 2013 » (PDF), Conseil général de l’environnement et du développement durable, juin 2014.
[11] Marc Laimé, Le lobby de l’eau. Pourquoi la gauche noie ses réformes, François Bourin éditeur, juin 2014.
Source : http://blog.mondediplo.net/2015-06-13-Le-lobby-de-l-eau-histoire-d-une-mainmise-inique